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Les contes du réel

23 juillet 2021

L'âge de raison

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Hier, c’était mon anniversaire. J’ai eu sept ans. L’âge de raison m’a dit papa. Je n’ai pas osé lui demander ce qu’il voulait dire. Comme il me regardait d’un air sévère, j’ai senti que c’était un âge important et qu’à l’avenir, je devrais me tenir à carreau. Maman avait préparé un gâteau au chocolat, recouvert de chantilly, avec des cerises à l’intérieur, le gâteau que je préfère. Elle portait une jolie robe bleue avec des fleurs jaunes, des pâquerettes je crois, les fleurs qu’on trouve au bord des chemins. Elle est belle ma maman et dans cette robe, elle ressemblait à une princesse. Elle avait décoré le salon avec des ballons de baudruche et des guirlandes. J’aurais aimé que Mathieu, Jérémie et Enora soient là mais Papa n’a pas voulu que je les invite. Enora, c’est ma chérie et un jour, on se mariera. Noé aurait souhaité venir, sûrement, mais je veux pas l’inviter parce qu’il embête Enora. Maman m’a souri en posant le gâteau sur la table. Il y avait sept bougies dessus qu’elle a allumées une à une, en me disant « Fais un vœu et ensuite souffle fort sur les bougies pour les éteindre toutes, alors ton vœu se réalisera, mais tu devras le garder pour toi ». Je n’ai pas réfléchi longtemps pour savoir ce que je voulais par-dessus tout. J’ai pris une grande inspiration et j’ai soufflé de toutes mes forces. Toutes les bougies se sont éteintes, sauf une, dont la flamme a vacillé. J’ai retenu mon souffle en priant pour qu’elle s’éteigne comme les autres. La flamme tremblait de plus en plus, elle était presque éteinte lorsqu’elle s’est brusquement rallumée. Je suis resté un moment à fixer la bougie qui brillait encore plus fort, comme pour me narguer. J’ai à peine entendu Papa derrière moi qui a dit « On dirait que c’est raté mon garçon ». Après ça, je n’avais plus de goût pour le gâteau, c’était sa faute si j’avais échoué. J’ai fermé fort les yeux en pensant à mon vœu « Je veux que Papa m’aime ». Je me suis demandé s’il pouvait se réaliser en partie puisque j’avais presque éteint toutes les bougies.

A l’heure du coucher, j’ai repensé à l’âge de raison. Je ne savais toujours pas en quoi ça consistait. Peut-être qu’à partir d’aujourd’hui, je n’aurais plus le droit de rire ? Papa répète toujours « Il faut prendre ses décisions conformément à la raison. On ne plaisante pas avec le principe de réalité ». J’aurais voulu interroger Maman mais lorsqu’elle est venue me border, Papa se tenait derrière elle et m’observait avec l’air fâché qui ne le quitte plus depuis un certain temps. J’ai quand même demandé à Maman si je pouvais laisser une lumière allumée mais Papa a dit « Tu as atteint l’âge de raison mon garçon, il est temps que tu te comportes en homme ». Lorsque Maman s’est penchée vers moi pour me donner un baiser, elle a chuchoté au creux de mon oreille « Ne deviens pas trop vite un homme mon chéri ». Elle s’est relevée et a dit à voix haute « Il est tard, je te ferai la lecture demain ». Elle est sortie et Papa a refermé la porte. Je suis resté tout seul dans la chambre obscure et j’ai pensé que l’âge de raison ne concernait que les hommes et que les filles avaient bien de la chance.

Je n’arrivais pas à dormir, je savais que le bonhomme sans pied ni tête était caché sous mon lit. Je l’entendais respirer en même temps que moi. Il venait me rendre visite de plus en plus souvent. Une nuit, c’est sûr, il sortirait de sa cachette. J’avais très peur, mais je me préparais à l'affronter. Sous mes couvertures, je serrais les poings, comme Huckleberry Finn lorsque son père lui donne des coups de trique dans l’histoire que me lisait Maman. Je me suis aperçu que je respirais très fort. J’ai pensé que si j’arrêtais de respirer, le monstre ne saurait pas que j’étais là. Je me suis mis à respirer de moins en moins fort et puis, c’est arrivé je ne sais pas comment, le bonhomme sans pied ni tête a disparu et je me suis endormi.  

Lorsque Maman m’a réveillé, j’ai tout de suite su que cette journée ne serait pas une bonne journée. Maman m’a pressé en me disant « Dépêche-toi Nathan, tu vas encore être en retard à l’école et tu sais que Papa n’aime pas ça ». J’aurais aimé poursuivre mon rêve de la nuit avec Enora, Jérémie et Mathieu. On était invités à une fête incroyable où il y avait de véritables magiciens qui faisaient apparaitre des animaux extraordinaires mais gentils, comme dans le livre que m’a offert mon oncle Serge, et des jongleurs qui dansaient avec d’énormes ballons sur un fil tendu au-dessus d’un précipice. On se promenait parmi des fontaines d’où coulait du Coca, on s’arrêtait pour se régaler de délicieux gâteaux au chocolat avec de la crème Chantilly, et sur notre passage, les arbres se penchaient pour qu’on puisse cueillir leurs fruits qui étaient des bonbons. Au bout d’un moment, je comprenais que c’était une surprise organisée pour mon anniversaire. Il y avait Maman aussi dans mon rêve mais c’était une fée.

En sortant du lit, j’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu qu’il pleuvait. Dans la salle de bains, j’ai fait ma toilette des jours de pluie, j’ai simplement passé un gant avec de l’eau sur mon visage. Quand Maman m’a demandé si j’avais bien frotté, surtout derrière les oreilles, j’ai répondu que j’avais frotté tellement fort que c’était devenu tout rouge. J’ai proposé de lui montrer le résultat mais elle m’a dit qu’elle me faisait confiance. De toute façon, je savais qu’elle n’avait pas le temps de vérifier.

Malgré le temps maussade, j’étais content d’aller à l’école. Les jours de pluie, Maman me conduisait en auto et j’aimais bien qu’on soit seulement elle et moi dans la voiture. Maman allumait la radio, alors je pouvais entendre des chansons que je ne comprenais pas mais qui me faisaient rêver. Ce matin-là, un chanteur avec un rayon de soleil dans la voix, chantait une jolie chanson qui parlait d’une petite fille oubliée, avec une jupe plissée et une queue de cheval qu’on attendait à la sortie du lycée. Ça m’a fait penser à Enora. Maman a fredonné le refrain. Elle a une belle voix ma Maman, c’est dommage qu’elle ne chante pas plus souvent mais Papa l’empêche de chanter, il dit qu’elle chante faux. Je ne comprends pas comment on peut chanter faux. Si on chante avec son cœur, alors on peut pas être faux et ma Maman, elle chante avec tout son cœur.

En arrivant à l’école, j’étais un peu gêné parce que Jérémie et Noé se sont mis à rigoler en voyant Maman m’embrasser. La cloche a sonné et nous sommes entrés en classe. Enora m’a souri, Mathieu qui était devant moi dans la file s’est retourné pour me dire quelque chose. Il avait l’air très excité mais Monsieur Barnaud, le maître, a crié « Mathieu, regarde devant toi » et Mathieu s’est retourné. J’aime bien Monsieur Barnaud. Il est petit, trapu et il porte toujours des lunettes teintées qui lui donnent l’air d’un aviateur. Ses cheveux, qui lui tombent presque sur les épaules, sont aussi noirs que les plumes d’un corbeau. Monsieur Barnaud est vieux, je crois qu’il a quarante ans, comme Papa, mais lui, il court vite. Parfois il crie, alors le monde s’arrête de tourner, mais c’est un maître génial. Lorsqu’il nous fait la leçon de géographie, il sort une vieille carte de France qu’il accroche au tableau et il nous parle des fleuves qui parcourent le pays. Je reste les yeux perdus devant la Loire, le fleuve le plus sauvage. J’imagine des explorateurs portant un chapeau et un fouet qui descendent la Loire à la recherche de cités perdues. Le mercredi matin, tout le monde joue au foot, les filles comme les garçons et même Monsieur Barnaud joue avec nous. Bien sûr, les filles sont moins adroites que les garçons, mais qu’est-ce qu’on s’amuse !

Je n’arrivais pas à me concentrer sur la leçon du jour parce que j’essayais de deviner ce qui excitait tant Mathieu. Peut-être avait-il reçu la boîte de Lego Harry Potter que son père lui avait promis ou bien un timbre rare envoyé par son oncle qui vivait en Asie. Mathieu recevait toujours de beaux cadeaux même s’il n’était pas un bon élève. Je n’étais pas jaloux mais j’aurais bien aimé être récompensé lorsque je rapportais une bonne note, alors moi aussi, j’aurais été couvert de cadeaux. Cependant, plus j’y réfléchissais, plus je me disais que Mathieu semblait trop excité, quelque chose de vraiment important était arrivé. Plusieurs fois, je me suis tourné vers lui, assis deux rangées derrière moi. J’essayais de lui demander ce qui s’était passé, il me répondait par de mystérieuses grimaces. Tout à coup, Monsieur Barnaud a crié « Nathan, tu attendras la récréation pour discuter avec Mathieu. Je te trouve bien dissipé depuis quelque temps ». Ça m’a fait l’effet d’une douche glaciale. J’ai regardé devant moi mais tout était brouillé. Cette fois, le monde s’était réellement arrêté et tout restait figé. Je trouvais injuste le reproche de Monsieur Barnaud. Je crois que c’était la première fois que je cherchais à bavarder pendant la classe. Ce qu’il m’a dit m’a effrayé aussi, est-ce que j’allais devenir un mauvais élève comme Mathieu qui se fichait éperdument de l’école ?

J’ai rongé mon frein jusqu’à la récréation. Je n’osais plus regarder Monsieur Barnaud et mon cerveau ne comprenait pas ce qu’il disait. Lorsque la cloche a sonné la récréation, je me suis précipité dans la cour vers Mathieu.

—    Qu’est-ce qui est arrivé ? 

Il était tout excité et il tenait à faire durer le plaisir.

—    Tu ne devineras jamais. Quelque chose d’extraordinaire s’est produit.

—    Dis-moi ce qui est arrivé, je n’ai pas le temps de jouer aux devinettes.

J’ai bien vu qu’il était déçu par ma réponse mais je m’en fichais, à cause de lui, je m’étais fait disputer par Monsieur Barnaud.

—    Si ça ne t’intéresse pas, je vais le dire à Jérémie ou à Noé. Je suis sûr qu’ils vont m’écouter les oreilles grandes ouvertes, a grogné Mathieu.

Il voulait jouer au plus malin mais comme dit mon oncle Serge, à malin, malin et demi. J’ai fait demi-tour en lui lançant :

—    Tu as raison, je suis sûr qu’ils seront très intéressés.

Mathieu a couru de ses petites jambes pour se dresser devant moi et il m’a dit d’un air fâché :

—    Attends, ne fais pas ta mauvaise tête. Ce n’est pas ma faute si Monsieur Barnaud t’a grondé.

Je n’ai pas relevé l’insinuation, j’ai croisé les bras et j’ai simplement répondu :

—    J’attends.

Mathieu dansait d’un pied sur l’autre. J’ai remarqué que ses cheveux roux étaient encore plus bouclés que d’habitude. Il a hésité puis il a lâché d’une traite.

—    Dimanche, mon père m’a offert une lunette astronomique ! Ensemble, on a observé les cratères sur la Lune. C’était incroyable ! J’ai même vu la mer où les astronautes se sont posés, la mer, heu… la mer de la Placidité, je crois.

—    La mer de la Tranquillité.

—    Oui, c’est ça. Tu te rends compte qu’il y a des mers sur la Lune. Ça veut dire qu’on pourrait y habiter !

—    Ça m’étonnerait et ce ne sont pas vraiment des mers.

—    Ah bon, et pourquoi on les appelle comme ça alors, Monsieur je sais tout ?

J’aurais voulu lui expliquer qu’avant les lunettes astronomiques, les tâches sombres qu’on voyait sur la Lune ressemblaient à des mers mais j’ai préféré répondre que je ne savais pas. J’ai ajouté avec un sourire sincère que c’était un merveilleux cadeau et qu’il avait de la chance.

Mathieu s’est radouci. Il a eu l’air gêné en me disant :

—    Tu pourras regarder dedans, toi qui connais le ciel. Tu m’apprendras les con, heu.. les configurations.

—    Les constellations. Ah oui, ça me ferait plaisir qu’on les découvre ensemble.

En discutant comme deux vieux amis, nous avons poursuivi notre chemin pour retrouver Jérémie et Enora. J’étais heureux pour Mathieu et je me réjouissais de regarder les étoiles avec lui. J’ai trouvé drôle qu’il reçoive ce cadeau précisément le jour de mon anniversaire. A cet instant, j’ai senti comme un pincement au cœur. Je me suis demandé si la jalousie, ça faisait mal.

La journée est passée étrangement. J’avais toujours la tête ailleurs, je pensais à la lunette astronomique, à la Lune, à mon anniversaire et à l’âge de raison. Toujours est-il que je n’arrivais pas à écouter Monsieur Barnaud. Même aux récréations ou à la cantine, je ne parvenais pas à m’intéresser à la conversation. En classe, j’ai bien vu que le maître me jetait des regards en coin mais je m’en fichais. Cette fois c’était sûr, j’étais en train de devenir un mauvais élève et ça ne me faisait même pas peur. Je  crois bien que je l’espérais, peut-être allais-je enfin recevoir des cadeaux, comme Mathieu ? Lorsque la cloche a sonné la fin de la journée, Monsieur Barnaud a dit « Nathan, ne quitte pas ta place s’il te plait ». Il a parlé d’une voix calme, sans crier, et ça m’a encore plus inquiété. Il savait que je n’avais pas écouté et ma punition allait être terrible. Peut-être serais-je renvoyé ? Maman serait très triste, elle pleurerait en écoutant Papa dire « Qu’allons-nous faire de ce bon à rien ? ». Assis sur ma chaise, j’ai entendu le bruit des cartables qu’on range, le crissement des chaises qui raclent le sol, le grondement des souliers qui frappent le parquet et par-dessus-tout le brouhaha des conversations, des cris et des rires des enfants quittant la classe. Ça faisait un vacarme de tous les diables et soudain, je suis resté seul avec Monsieur Barnaud. Il s’est approché de moi et m’a demandé :

—    Tout va bien,  Nathan ?

Il s’exprimait d’une voix si douce que j’ai eu envie de pleurer. J’aurais voulu lui répondre que j’étais triste et effrayé, que moi aussi j’aurais aimé recevoir un cadeau pour mon anniversaire, pas une lunette astronomique, juste un cadeau, n’importe quel cadeau. A la place, j’ai répondu d’une voix polie.

—    Oui Monsieur, tout va bien.

—    Tu es sûr ? Tu peux me parler tu sais.

—    Parler de quoi Monsieur ?

Il a eu l’air embêté puis il s’est renfrogné et a dit :

—    Ce n’est pas pour ça que je t’ai demandé de rester. J’ai une lettre à te donner.

J’ai alors remarqué qu’il tenait à la main une enveloppe. Il m’a tendu la lettre et m’a demandé de la remettre à mon père, sans l’ouvrir évidemment. Il a ajouté que c’était très important. J’ai examiné l’enveloppe. Elle était blanche, rectangulaire, sans aucun signe distinctif. J’ai vu qu’elle était cachetée et ne portait ni nom, ni adresse, c’était une enveloppe tout ce qu’il y avait de plus banal. Monsieur Barnaud n’a pas remarqué que ma main tremblait lorsque j’ai tendu le bras pour prendre la lettre. Elle était aussi légère qu’une plume et pourtant, en refermant mes doigts sur le courrier, j’ai senti un poids immense me tomber dessus.

Je suis rentré à la maison en me posant mille questions au sujet de la lettre. Je l’avais soigneusement rangé tout au fond de mon cartable, qui pesait maintenant une tonne. Quand Monsieur Barnaud l’avait-il écrite ? Il n’avait pas pu la rédiger aujourd’hui ou alors peut-être pendant la récréation ? Mais non, j’étais stupide ! Il avait eu tout le temps de le faire à l’heure du déjeuner. Pendant que je me régalais de nems aux légumes et de poisson, Monsieur Barnaud écrivait à Papa pour lui expliquer le vaurien que j’étais devenu. Cette fois, j’irais en pension ou pire en maison de redressement. Je ne verrais plus jamais les copains, Enora m’oublierait pour Jérémie, et Maman viendrait me rendre visite une fois par mois seulement, comme dans le livre où Émile qui passe son temps à dessiner, est envoyé par ses parents dans une pension pour enfants difficiles. L’endroit est lugubre, humide, avec des toiles d’araignées dans les dortoirs et les professeurs sont très sévères. Voilà ce qui m’attendait.

Lorsque je suis arrivé à la maison, Maman était dans le jardin. Elle m’a embrassé avant de me dire que j’avais l’air préoccupé. Elle m’a demandé s’il était arrivé quelque chose à l’école. J’ai pris mon air le plus innocent pour répondre que tout s’était passé comme d’habitude. Elle m’a dévisagé un instant, puis elle a soupiré « Comme tu voudras » et elle m’a fait un câlin. Au début, j’étais crispé mais peu à peu, dans les bras de Maman, je me suis laissé aller. Pour ne pas pleurer, j’essayais de penser à des choses agréables, comme mon anniversaire ou mon rêve de la nuit, mais mon esprit revenait sans cesse à la lunette astronomique et à la lettre cachée au fond de mon cartable. Maman a ouvert les bras, s’est reculé d’un pas et m’a regardé, alors je lui ai fait un grand sourire. Mes yeux brillaient mais je ne crois pas qu’elle ait vu les larmes qui y étaient cachées. Elle a passé sa main dans mes cheveux et m’a dit de rentrer à la maison. J’ai grimpé en trombe dans ma chambre, j’ai fermé la porte et j’ai sorti l’enveloppe du cartable. Je l’ai tourné et retourné à la recherche d’un signe quand j’ai eu une idée. J’ai allumé la lampe sur mon bureau, j’ai placé le courrier devant la lampe et j’ai essayé de lire la lettre à travers l’enveloppe mais je n’ai rien vu. Il fallait que je la cache soigneusement en attendant de décider ce que j’en ferai. J’ai cherché une cachette dans ma chambre. J’ai pensé dissimuler la lettre sous le matelas mais le bonhomme sans pied ni tête risquait de la voler. Finalement, je me suis dit que le mieux était de la laisser au fond de mon cartable.

Je suis resté dans ma chambre jusqu’à l’heure du diner. Lorsque Maman a appelé « Nathan, à table ! », j’ai senti une boule tomber dans mon ventre. Je me suis dirigé lentement vers la salle à manger. Papa était déjà attablé. Lorsque je me suis assis, il a rangé le journal qu’il lisait et s’est tourné vers moi.

—  As-tu bien travaillé à l’école Nathan ? 

C’est sûr, il savait ! Je me suis demandé comment il l’avait appris. Peut-être Monsieur Barnaud ou le directeur de l’école lui-même avaient-ils téléphoné à Papa ? Comme je suis resté un moment sans voix, Papa a froncé les sourcils « Eh bien, je crois t’avoir posé une question mon garçon ». Alors, je ne sais pas ce qui m’a pris.

—    On a étudié la Lune. C’est elle qui provoque les marées. J’ai reçu un bon point. Le maître nous a interrogé sur le site d’atterrissage des premiers astronautes et j’ai donné la bonne réponse. Et puis, Mathieu qui cherchait à bavarder avec moi s’est fait disputer par le maître. Monsieur Barnaud lui a demandé de rester après la classe. Je crois que Mathieu a reçu un avertissement.

—    J’ai toujours pensé que ce Mathieu était un garnement. Il ne faut plus le fréquenter. Ecoute-moi mon garçon, évite de frayer avec le menu fretin, marche droit et vise haut.

Lorsqu’il a eu terminé de me faire la leçon, Papa a pris une grande cuillérée de soupe et l’a avalée d’un trait. Je n’ai plus parlé pendant le repas. La boule qui était dans mon ventre m’a empêché de finir les plats. Ce soir-là, Papa ne m’a pas fait de remarque pour mon manque d’appétit. Dès que j’ai pu sortir de table, je me suis précipité dans ma chambre et cette fois, j’ai pleuré pour de bon. Maman est arrivé au moment où je séchais mes larmes. Sans sévérité, ni colère, elle m’a dit « Nathan, je veux savoir ce qui s’est passé ». J’ai répondu que je m’étais fâché avec Enora.

—    C’était donc ça. À quel propos vous êtes-vous disputés ?

Sa question m’a surpris et je suis resté bouche bée avant de réagir.

—    Heu…  je ne sais plus Maman.

—    Si tu ne t’en souviens pas, c’est que ça ne devait pas être très important. Demain, sois gentil avec elle et tu verras qu’elle aussi aura oubliée. Prépare-toi pour le coucher, je reviendrai te faire la lecture plus tard.

Une fois dans le lit, lorsque Maman a repris la suite des aventures de Huckleberry Finn, j’ai réussi à oublier le courrier de Monsieur Barnaud. Grâce à la voix pleine de couleurs de Maman, je me suis retrouvé avec Huck, Tom Sawyer et Jim. Parmi eux, je n’avais plus peur. A peine avais-je fermé les yeux que j’ai sombré dans un profond sommeil.

Au réveil, j’ai immédiatement pensé à la lettre mais cette fois, sans crainte aucune. J’étais confiant, je trouverai un moyen de me tirer de ce mauvais pas. L’important était de ne jamais remettre le courrier à Papa. Maman a remarqué mon changement d’humeur. Elle a plaisanté « On dirait que ce matin, tes soucis de couple sont derrière toi ». La journée s’est passée comme dans un rêve. Je ne pensais plus du tout à l’enveloppe, toujours cachée au fond de mon cartable. Je riais si fort aux blagues de Jérémie qu’Enora me regardait avec des yeux ronds comme des billes. Je répondais immédiatement à toutes les questions de Monsieur Barnaud, si bien qu’à la fin, il m’a prié de permettre à mes camarades de donner de bonnes réponses. La classe se terminait lorsqu’à nouveau, le maître m’a demandé de rester à ma place. Toute ma confiance s’est alors envolée. Une fois les élèves partis, Monsieur Barnaud s’est approché de moi.

— Ton papa a-t-il lu la lettre ?

—    Non Monsieur, il ne l’a pas lu.

—    Ah, et pourquoi ?

Je n’arrivais pas à trouver une réponse qui convienne, alors en désespoir de cause, j’ai murmuré.

—    Parce que je ne lui ai pas donné la lettre.

Derrière ses lunettes, les yeux de Monsieur Barnaud se sont mis à lancer des éclairs. Il a froncé les sourcils puis il a dit en détachant les mots « Peux-tu me dire pourquoi tu ne lui as pas donné cette lettre ? ». Je suis resté silencieux. Soudain, j’ai entendu une voix d’enfant répondre.

—    Parce que Papa est mort.

Mes joues étaient mouillées et sur mes lèvres j’ai senti un goût salé. Monsieur Barnaud est resté bouche ouverte puis il a bafouillé.

—    Je suis désolé Nathan. Je ne pouvais pas savoir. Ça explique ton changement d’attitude. Heu… c’est arrivé quand ?

Entre deux sanglots, j’ai répondu.

—    Cet été, pendant les grandes vacances. Il a eu une crise cardiaque.

Brusquement, je me suis senti orphelin et toutes les larmes que je retenais encore sont sorties. Monsieur Barnaud a dit de sa voix la plus douce.

—    Tu aurais dû me le dire plus tôt Nathan. Nous aurions pu t’aider.

Je pleurais à gros sanglots qui me secouaient tout entier. Monsieur Barnaud m’a pris dans ses bras. Au bout d’un moment, mes larmes se sont taries et j’ai cessé de pleurer. La voix de Monsieur Barnaud était toute changée lorsqu’il à dit « Sache que l’école est de tout cœur avec toi Nathan. ». Il est retourné à son bureau, a griffonné quelque chose sur une feuille et est revenu vers moi. Il m’a tendu le papier en me disant d’une voix redevenue normale « Voici mon numéro de portable. Tu peux m’appeler à tout moment si tu en ressens le besoin ».

—    Merci beaucoup Monsieur, c’est très gentil.

—    C’est le moins que je puisse faire Nathan. Tu es un garçon très courageux.

Je ne savais plus quoi dire. J’ai senti que Monsieur Barnaud était gêné lui aussi. Il a passé sa main dans mes cheveux.

—    Allez, file Nathan. Et n’oublie pas ce que je t’ai dit. À tout moment !

—    Merci encore Monsieur.

Je suis parti sans demander mon reste. J’étais à la fois épouvanté par tous mes mensonges et étonné d’être devenu si rapidement un orphelin. Comme Heidi qui, ayant perdu ses parents, part vivre chez son grand-père à la montagne, une nouvelle vie m’attendait.

J’ai pris tout mon temps pour rentrer à la maison. Dans mon dos, le cartable était beaucoup plus léger. Je flânais, le nez en l’air et l’œil attiré par les devantures des magasins. Dans la boulangerie de la rue Joseph Fourrier, celle entre le bureau de tabac et la pharmacie, j’ai remarqué qu’il y avait le même gâteau que dans mon rêve. Sur la place du marché, je me suis arrêté pour écouter deux vieillards qui discutaient bruyamment à propos du gouvernement. J’ai cru qu’ils se disputaient mais ils se sont quittés en se serrant la main avec un grand sourire. À cet instant, j’ai senti la caresse du soleil sur ma nuque. En levant les yeux, j’ai vu un ciel immense d’un bleu clair immaculé. J’étais bien. J’ai pensé à Maman, j’ai alors accéléré le pas, je ne voulais pas qu’elle s’inquiète. En arrivant à la maison, je suis monté directement dans ma chambre, sans la croiser.

Je suis descendu à l’heure du dîner. Maman m’attendait dans la salle à manger, elle m’a appris que Papa était parti précipitamment au chevet de Papy qui était mourant. J’étais stupéfait. Comment se faisait-il que Papa nous quitte au moment précis où j’annonçais son décès ? Était-ce mon mensonge qui, je ne sais comment, avait provoqué son départ ? Dans ce cas, d’une certaine manière, j’étais responsable de la maladie de Papy. A moins…, à moins que Maman ne me dissimule la vérité. Peut-être que Papa était vraiment parti pour de bon et qu’il ne reviendrait jamais ? Tout s’embrouillait dans ma tête. Maman a vu que j’étais sous le choc de la nouvelle. Elle s’est excusée.

— Je suis navré Nathan, je ne pensais pas que tu étais si attaché à Papy. Après tout, tu ne l’as rencontré que deux fois. J’avais oublié à quel point tu es sensible.

J’ai bafouillé.

—    Papa…, papa va mourir ?

Comme nous nous tenions debout, à quelques pas l’un de l’autre, j’ai pu voir ses yeux s’écarquiller lorsqu’elle m’a répondu.

—    Mais non, c’est Papy qui est malade ! Ton papa va très bien, n’aie pas peur.

—    Heu, pardon Maman, je voulais dire Papy.

—    Eh bien, ton grand-père n’est plus en très bonne santé. Les médecins nous ont prévenu que son état s’est brusquement aggravé. C’est pourquoi ton père est parti immédiatement. Tu comprends, même s’ils n’ont jamais été très proches, il était important pour ton père de voir Papy une dernière fois. Ainsi, il gardera toujours le souvenir de Papy dans son cœur.

—    Je…, je comprends. Comme pour conserver une image de Papy, la dernière image.

—    Oui, c’est ça.

Elle s’est approchée de moi, a relevé délicatement mon menton qui pointait vers le sol, a plongé son regard dans le mien et m’a demandé si je voulais dormir près d’elle pour cette nuit. J’ai répondu « oui » avec un sourire jusqu’aux oreilles. Sans doute pour me distraire de ce qu’elle croyait être un gros chagrin, Maman fut d’une humeur si joyeuse et si légère que nous passâmes la soirée à discuter, rire et chanter.

Les jours suivants, à l’école, j’étais à la fois gêné face aux tentatives maladroites de Monsieur Barnaud de se montrer prévenant à mon égard et secrètement ravi de l’attention qu’il me portait. Chaque fois que je donnais une réponse, le maître me félicitait avec un tel enthousiasme que j’ai fini par me taire pour éviter les questions embarrassantes mais il était déjà trop tard. A la récréation du vendredi matin, nous hésitions entre jouer au chat ou à cache-cache lorsque Jérémie m’a soudain demandé « Qu’est-ce qui se passe avec Monsieur Barnaud ? ». Il a dit ça calmement comme quelqu’un qui cherche à comprendre une situation inhabituelle. Me voyant hésiter, Enora et Mathieu ont arrêté de se chamailler et m’ont fixé du regard. Après un silence, j’ai répondu.

— Je ne sais pas, c’est à lui qu’il faut demander. Peut-être qu’il a enfin reconnu ma juste valeur.

J’ai souri en regardant Jérémie droit dans les yeux, il a soutenu un bref instant mon regard puis a hoché la tête comme s’il m’approuvait et notre petit groupe a repris sa discussion enflammée. Les choses se sont nettement corsées lorsqu’à la dernière récréation, le directeur en personne m’a emmené, au vu de tous, dans un coin de la cour. Là, il m’a témoigné du soutien sans faille de toute l’équipe pédagogique. Pendant son laïus, je suis resté silencieux, les yeux fixés sur mes chaussures. Sans doute pour me montrer sa sympathie, il m’a broyé l’épaule gauche. La cloche a sonné la reprise des cours et je suis retourné en classe. Lorsque je suis passé près d’elle, Enora m’a interrogé du regard. Je lui ai répondu en écartant les mains dans un geste d’incompréhension. Comme je n’arrivais pas à trouver de réponse satisfaisante aux questions qui m’attendaient, à la fin de la journée, j’ai pris tout mon temps pour ranger mes affaires puis je me suis éclipsé aux toilettes où je suis resté enfermé jusqu’à ce que je n’entende plus d’autre bruit que ma respiration oppressée dans le cabinet exigu. Je suis alors sorti prudemment en tendant l’oreille. Tout était silencieux. J’ai quitté l’école en rasant les murs.

Le lendemain, comme Papa n’était toujours pas rentré, Maman m’a demandé de l’accompagner au supermarché. Ça m’a embêté parce que j’étais en train de jouer au Mastermind contre l’ordinateur. Elle m’a promis que nous ne ferions pas de grosses courses. Nous déambulions dans l’allée des surgelés, Maman n’arrivait pas à se décider entre des pizzas végétariennes et des pizzas quatre fromages. Elle m’a demandé mon avis, j’allais répondre qu’il fallait choisir la pizza spicy burger lorsque j’ai vu fondre sur nous Monsieur Barnaud. Je suis resté paralysé. Il s’est approché de Maman, s’est arrêté à deux pas d’elle, il l’a salué en inclinant lentement la tête et il a déclaré « Veuillez croire, Madame, en ma profonde sympathie et à celle de toute l’école, dans l’épreuve que vous traversez ». Maman l’a regardé avec des yeux ronds et après un moment, elle a répondu « Je vous remercie Monsieur. Pardonnez-moi, mais qui êtes-vous ? ».

—    Je vous prie de m’excuser, je ne me suis pas présenté. Je suis Monsieur Barnaud, professeur des écoles. J’ai la chance d’avoir Nathan dans ma classe. C’est un garçon très courageux, j’ai déjà eu l’occasion de le lui dire.

Maman m’a jeté un regard étrange en affirmant que j’étais un enfant plein de ressources. J’aurais voulu me cacher dans la chambre froide du supermarché.

—    Je ne veux pas vous importuner davantage Madame. Je vous renouvelle nos sincères condoléances, ajouta Monsieur Barnaud qui tourna aussitôt les talons pour disparaitre dans le rayon des fruits et légumes.

Maman est restée interloquée puis elle m’a demandé si c’était moi qui avais déclaré à mon instituteur que Papy était malade.

—    Heu…, oui, je crois bien.

—    Mais pourquoi lui avoir annoncé qu’il était décédé ?

—    Il a du mal comprendre, j’ai dit qu’il était mourant. Ça lui arrive souvent d’interpréter les choses.

Maman a fait la moue. Nous avons repris la liste de courses comme si de rien n’était. Cette fois, j’étais cerné de toutes parts par mes mensonges.

La soirée fut morne. Maman n’a pas décroché un mot lors du diner. Comme elle semblait perdue dans ses pensées, je n’ai pas osé la déranger. Parfois, son regard glissait sur moi et j’avais alors la désagréable impression qu’elle me regardait sans me voir. Le repas touchait à sa fin lorsque son portable a sonné. Elle a répondu et au ton de sa voix, j’ai compris qu’elle parlait à Papa. Pendant presque toute la conversation, Maman a hoché la tête en émettant seulement des « hum, hum ». A un moment elle a dit « Je suis vraiment désolé. Comment vas-tu chéri ? » puis elle a écouté silencieusement. Après avoir raccroché elle m’a annoncé que Papa rentrait demain. D’une certaine manière, cette nouvelle m’a soulagé. Après le repas, je suis monté dans ma chambre, j’ai sorti la lettre du cartable, je me suis assis sur mon lit en la tenant fermement entre mes doigts. Quelle menace se cachait dans cette enveloppe ? Fallait-il vraiment que je mente à ceux que j’aime pour y échapper ? Il était temps de le découvrir. J’ai glissé un ongle sous le rabat de l’enveloppe pour l’ouvrir délicatement lorsque j’ai entendu frapper à la porte. J’ai à peine eu le temps de cacher la lettre sous mon oreiller que Maman est entrée. Elle a eu un léger mouvement d’humeur en me faisant remarquer que je n’étais pas encore prêt, puis s’est radoucie en me demandant de me dépêcher si je voulais qu’elle me fasse un peu de lecture. Ce soir-là, je n’ai plus osé toucher à la lettre et j’ai dormi avec l’enveloppe sous l’oreiller. Ma nuit fut agitée, remplie de rêves étranges dont je ne me souvenais plus au réveil.

Le lendemain c’était dimanche. Il ne s’était écoulé qu’une semaine depuis mon anniversaire, pourtant tant d’événements s’étaient produits. La première chose que j’ai faite en me levant a été de cacher la lettre au fond de mon cartable. Je l’ai fait sans même jeter un œil au courrier, j’aurais voulu le détruire mais je n’ai pas osé. J’avais faim, j’ai vu qu’il était tard. J’ai entendu un bruit de conversation qui venait du salon, j’ai reconnu la voix de Papa. J’ai tendu l’oreille, Maman a dit quelque chose que je n’ai pas compris et Papa a répondu « Tu as raison, je vais monter le voir ». Je me suis assis sur le lit, je tremblais de tous mes membres. Des pas lourds ont résonné dans l’escalier et quelques instants plus tard on frappait de petits coups à la porte. J’ai à peine reconnu la voix de Papa lorsqu’il a demandé d’un ton hésitant, presque timide « Puis-je entrer Nathan ? ». J’ai répondu tout bas mais suffisamment fort pour qu’il entende « Bien sûr Papa ». La poignée s’est abaissée lentement et la porte s’est ouverte laissant passer la silhouette massive de Papa. Il avait un petit sourire triste.

—    Ça va Nathan ?

—    Oui, ça va Papa.

Il se tenait devant la porte et me regardait avec intensité. J’ai vu qu’il hésitait à parler. Je l’ai senti désarmé, mal à l’aise, ça m’a fait de la peine alors je lui ai posé une question.

—    Et toi Papa, comment ça va ?

Il a eu l’air surpris. Il a réfléchi un instant puis il s’est assis à mes côtés.

—    Je suis triste. Papy est décédé.

Soudain, j’ai été submergé de honte, moi qui étais joyeux après avoir annoncé le décès de Papa. J’ai caché mon visage dans le creux de mon coude et je me suis mis à pleurer comme un enfant qui a perdu son père. Papa m’a serré entre ses bras en répétant « Ne pleure pas mon fils », nos deux visages étaient baignés de larmes. Ça m’a fait du bien de pleurer avec Papa. Lorsque j’ai cessé de pleurer, Papa m’a lancé d’un ton réjoui qu’il avait quelque chose pour moi. Il s’est levé d’un bond et a quitté ma chambre précipitamment. Il est revenu avec Maman. Il m’a tendu un paquet rectangulaire, enveloppé dans du papier cadeau et noué d’un ruban rouge, en me disant « Je suis navré pour le retard. Joyeux anniversaire Nathan ! ». Je l’ai pris dans mes mains et je l’ai retourné plusieurs fois, cherchant à deviner son contenu. Ça ressemblait à un livre.

—    Tu ne veux pas savoir ce que c’est ? Ouvre-le, a dit Maman en souriant.

J’ai défait soigneusement les papiers. C’était un livre, en effet, ou plutôt un album de bande dessinée. Sur la couverture, trois hommes et un petit chien blanc qui avait l’air inquiet, roulaient dans une jeep vers une magnifique fusée posée sur trois pieds et décorée d’un damier rouge et blanc.

—    Je ne crois pas que tu aies cet album de Tintin, m’a dit Papa.

—    Non, je n’ai jamais lu « Objectif Lune ».

Je commençais à feuilleter les pages lorsque Maman est intervenue à nouveau.

—    Tu n’as pas oublié quelque chose Nathan ?

—    Laisse donc, j’ai une semaine de retard, a plaisanté Papa.

Mon cœur battait si fort dans ma poitrine que j’ai cru qu’il allait s’envoler. Les mots sont sortis tout seul.

—    Je t’aime Papa.

Sa réponse a fusé.

—    Moi aussi Nathan je t’aime.

Des larmes coulaient sur les joues de Maman.

—    Je ne sais pas vous, mais moi j’ai une faim de loup. Et si nous sortions prendre un brunch ? a demandé Papa en enlaçant Maman.

—    Je suis partante, et toi Nathan, qu’en dis-tu ?

J’ai opiné du chef avec un large sourire.

—    Dans ce cas, dépêche-toi de te préparer, a souri Maman en essuyant ses larmes.

Nous sommes allés dans un hôtel du centre-ville. C’était un véritable palais. La façade de marbre blanc était ornée de colonnes et de statues, comme dans un temple grec. Sur le fronton, une inscription indiquait « Palais de justice ». Ça m’a étonné, j’ai interrogé Maman à ce sujet mais c’est Papa qui a répondu. Il m’a expliqué que cet hôtel était installé dans les anciens locaux du Palais de Justice. Dans le hall, la moquette était si épaisse que j’avais l’impression d’être un invité de marque à qui on déroulait le tapis rouge. Le personnel de l’hôtel nous souriait comme s’il était heureux de nous revoir après une longue absence. Je me rengorgeais en marchant aux côtés de Papa et Maman. La salle du restaurant était immense. Papa m’a précisé que c’était l’ancienne salle d’audience du tribunal. J’ai cherché l’estrade où siégeaient les juges mais il n’y avait plus que des fauteuils confortables, des banquettes moelleuses, des tables superbement dressées et des vitrines remplies d’alléchantes victuailles. Le restaurant était à moitié plein. Nous avons pris place et ce fut une matinée parfaite. J’aurais voulu rester à jamais dans le restaurant. Je me suis régalé de viennoiseries et de pancakes, j’ai repris plusieurs fois du chocolat chaud et du jus d’orange, j’ai goûté à presque tous les fruits, j’ai dévoré les œufs brouillés et le fromage blanc arrosé de coulis de fraise était un pur régal. Maman me regardait en souriant, Papa semblait détendu, il a dit qu’on devrait sortir plus souvent en famille. J’en étais à mon troisième verre de jus d’orange lorsqu’il s’est mis à raconter un souvenir d’enfance. Je l’écoutais, fasciné, c’était la première fois qu’il parlait de sa jeunesse. L’été qui avait précédé son entrée au collège, il s’était fait enlever une verrue plantaire et pendant la cicatrisation il devait porter des chaussons, ce qui l’avait empêché de partir en vacances. A la rentrée des classes, il s’était retrouvé, toujours vêtu des fameuses charentaises, au milieu des collégiens massés devant la grille. Une bousculade avait projeté Papa contre un autre garçon. Ce dernier était d’humeur belliqueuse et ne voulait rien entendre aux explications de Papa qui tentait de lui faire comprendre qu’il n’avait pas cherché à lui tomber dessus. Le ton avait monté et ils en étaient venus aux mains. Les deux garçons s’étaient battus devant la grille d’entrée, entourés par les autres enfants qui les encourageaient. Plus tard, les deux adversaires étaient devenus les meilleurs amis du monde. Papa riait aux éclats en racontant son entrée mouvementée au collège. Soudain, il était d’Artagnan, faisant fi des conventions et toujours prêt à se battre pour défendre son honneur. J’étais en admiration devant lui.

Le soir venu, je me préparais au coucher lorsque Maman est entrée dans ma chambre. Elle avait l’air grave. J’ai tout de suite su ce qui allait suivre. Elle m’a interrogé d’une voix calme.

—    Qu’as-tu dit à ton instituteur ? Je veux la vérité Nathan.

Sa question m’a soulagée, j’en avais assez de tous ces mensonges. J’ai tout raconté à l’exception de la lettre. J’étais incapable d’en parler, ma vie en eût-elle dépendu.

—    Mais pourquoi as-tu été dire que ton père était décédé ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Je ne te reconnais plus Nathan, tu n’es plus mon petit garçon innocent.

—    J’ai eu peur Maman. Monsieur Barnaud voulait voir Papa et j’ai cru que c’était à cause de mon comportement.

Je me suis juré qu’après ce dernier mensonge, plus jamais je ne mentirai à Maman.

—    Demain, j’irai te chercher à la sortie de la classe et tu devras dire la vérité à ton instituteur, a déclaré Maman d’une voix où perçait sa colère.

—    Oui Maman. Est-ce que…, est-ce que tu vas le dire à Papa ?

—    Il vaut mieux que ça reste entre nous.

Elle s’est radoucie.

—Je te promets que tu n’auras plus à craindre ton père. Promets-moi à ton tour que tu vas cesser de mentir.

— Je te le promets Maman. Je ne te mentirai plus jamais.

Bizarrement, cette nuit-là, j’ai bien dormi. J’ai rêvé que Mathieu, Jérémie et moi nous étions des mousquetaires. Papa nous rejoignait pour devenir le quatrième mousquetaire mais c’était un enfant comme nous. Dans mon rêve, je me battais en duel contre le directeur de l’école qui était un garde du cardinal de Richelieu.

Juste avant mon départ pour l’école, Maman m’a dit qu’elle viendrait me chercher ce soir. Elle me fixait d’un air sérieux comme pour me rappeler ce qui m’attendait. La journée s’est étirée, interminable et pénible. J’avais hâte que tout s’achève et en même temps je craignais la réaction de Monsieur Barnaud. Par-dessus-tout, je priais pour qu’il ne mentionne pas la lettre. Enfin, la cloche a sonné la fin de la journée. J’ai rangé mes affaires puis je suis resté à ma place. Lorsque tous les enfants ont quitté la classe, j’ai vu entrer Maman. Elle était joliment apprêtée dans la robe bleue avec un motif de pâquerettes qui la faisait paraître plus jeune. On aurait pu croire que c’était ma grande sœur qui venait me chercher. Monsieur Barnaud a eu l’air surpris, il s’est approché de nous.

— Bonjour Madame Grégoire. Je ne vous attendais pas mais je suis ravi de vous voir.

— Je suis désolé de m’imposer ainsi. Nathan et moi souhaitions vous entretenir d’une question délicate.

— J’imagine de quoi il s’agit, a dit Monsieur Barnaud en hochant la tête et en plissant les lèvres. Je vous écoute Madame.

— En fait, c’est Nathan qui a quelque chose à vous dire.

A nouveau, la surprise s’est lue sur le visage de Monsieur Barnaud. Je me suis levé et je me suis lancé, j’avais eu tout mon temps pour préparer mon discours.

 — Je vous demande pardon Monsieur parce que je vous ai menti. Mon papa est bien vivant. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je suis profondément navré.

Monsieur Barnaud a marqué le coup, il est resté bouche ouverte, les yeux écarquillés, comme sonné par cette révélation. Au bout d’un moment, il a bégayé.

— Mais..., mais…, mais pourquoi Nathan ?

— Je ne sais pas, j’ai honte de moi Monsieur.

J’ai senti mes joues devenir toutes rouges, j’ai baissé la tête, mes yeux étaient secs, j’avais tant pleuré que je n’avais plus de larmes à verser.

— Comment…, comment as-tu pu proférer un tel mensonge ? m’a demandé Monsieur Barnaud qui cherchait désespérément des réponses.

Au ton de sa voix, j’ai compris qu’il était partagé entre la colère et la compassion.

— Il a eu peur de son père. Je vous supplie de l’excuser, il a vécu des moments difficiles à la maison, a imploré Maman.

— Monsieur, je vous jure que je ne vous mentirai plus jamais, ai-je affirmé en regardant Monsieur Barnaud droit dans les yeux.

Il a soutenu mon regard, puis a hoché la tête comme s’il semblait convaincu de ma sincérité.

— Pour un tel mensonge, tu mérites une punition Nathan. Je vais y réfléchir et je te ferai part de ma décision.

— Je comprends Monsieur, j’y suis prêt.

J’ai baissé la tête à nouveau.

— Merci Monsieur pour votre compréhension, vous êtes un homme bon, a déclaré Maman les larmes aux yeux.

Monsieur Barnaud a eu un petit sourire triste puis nous a tourné le dos après nous avoir souhaité une bonne soirée. Maman et moi sommes rentrés sans échanger un mot.

****

Ce matin, j’ai décidé de passer par le pont Victor Schoelcher pour aller à l’école. C’est un détour mais le panorama en vaut la peine. En plus, il y a souvent une petite brise qui souffle sur le pont, c’est d’ailleurs le cas ce matin. En arrivant au milieu du pont, je me suis arrêté et j’ai posé mon cartable au sol. J’ai fouillé à l’intérieur et j’ai sorti la lettre. Je l’ai délicatement ouverte et je l’ai lue.

De la part de Monsieur Eric Barnaud, professeur des écoles

Ecole Jacques Prévert

A l’attention de Monsieur et Madame Grégoire

Cher Monsieur, chère Madame,

Cela fait maintenant plus de dix-sept ans que j’enseigne et jamais je n’ai rencontré un enfant aussi intelligent que Nathan. Je crois d’ailleurs qu’il n’y a jamais eu dans notre école un enfant aussi précoce que lui. Cette intelligence et cette précocité ne le mettent pas à l’écart des autres enfants, bien au contraire, Nathan est parfaitement intégré dans la classe et il sait toujours se mettre au niveau de ses camarades. Votre fils est un garçon charmant, plein de vitalité, qui semble parfaitement épanoui. C’est un véritable bonheur de faire la classe à un enfant tel que Nathan, avide de savoir et qui comprend tout immédiatement. Néanmoins, je pense que sa place n’est pas dans notre école, dans laquelle il risque de s’ennuyer très rapidement. Il a largement le niveau pour intégrer un établissement pour des enfants à haut potentiel intellectuel, où des enseignants bien plus qualifiés que moi lui apporteront ce dont il a besoin.

Je vous recommande vivement cette option et je me tiens à votre disposition pour en discuter.

Je me permets de vous exprimer ma gratitude pour cette rencontre avec un enfant aussi exceptionnel et vous prie de croire en mes sentiments les plus sincères.

Eric Barnaud

 

J’ai vérifié que j’étais seul sur le pont puis j’ai méticuleusement déchiré la lettre en mille morceaux que j’ai lancé dans le vent. J’ai regardé les bouts de papier tourbillonner dans l’air, ça faisait un merveilleux spectacle. Ils ont disparu, emportés par la brise. Le soleil de juin était déjà chaud à cette heure matinale. Bientôt, il laisserait la place au soleil de juillet encore plus resplendissant. J’ai hâté le pas pour retrouver Jérémie, Mathieu et Enora.

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5 janvier 2020

Au-delà du Jourdain

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Au-delà du Jourdain

« Croyez-vous en Dieu, lieutenant ? ».

Ces psys, ça se croit plus malin que les autres, pensa le lieutenant. Bien calé dans son fauteuil, le psychologue mesurait à peine un mètre soixante mais sa chevelure couleur de neige et son regard bleu azur en imposaient. Il était vêtu d’un pantalon de toile, d’une chemise ouverte qui laissait apparaître des poils gris et il ne portait pas de chaussures, simplement des chaussettes, aussi blanches que ses cheveux. Tout en lui disait au patient : « Je suis à votre écoute, confiez-moi vos secrets et vos tourments ». Ce genre d’individu avait le don d’agacer le lieutenant. Parcourant la salle du regard, il se demanda ce qu’il faisait là. Une lumière tamisée éclairait le divan contre le mur gauche de la pièce, au centre, sur un tapis aux motifs géométriques, deux fauteuils carrés élégants se faisaient face. Tout avait été fait pour reproduire l’atmosphère feutrée d’un cabinet de ville, seule, la bannière étoilée qui trônait au fond du bureau détonnait dans ce décor. Sanglé dans son uniforme, le lieutenant se tenait le dos parfaitement droit dans son fauteuil, comme s’il était assis au garde à vous. D’un geste machinal, il se caressa le menton. Ne te laisse pas avoir, pas si près du but.

— Bien entendu, Monsieur. Sinon, on ne m’aurait pas choisi pour cette mission.

— J’imagine. Mais quel est votre Dieu, lieutenant ? Est-ce un Dieu tout puissant et juste ou un Dieu de compassion et de miséricorde ?

Inutile de tourner autour du pot, pensa le lieutenant.

— Je crois que Dieu est amour et qu’il a sacrifié son fils unique pour sauver toute l’humanité.

— Dans ce cas, lieutenant Jones, pensez-vous être le plus qualifié pour cette mission ? Après tout, il s’agit d’assister à la crucifixion du Christ.

— Je ne suis pas apte à en juger. Interrogez plutôt mes supérieurs, esquiva le lieutenant.

— Vos supérieurs m’ont chargé d’évaluer votre profil psychologique. C’est donc vous que j’interroge. Je vous repose la question : pensez-vous être la personne la plus qualifiée pour cette mission ?

— C’est ce que pensent mes supérieurs et j’ai confiance dans leur jugement, répondit Jones avec assurance.

Le lieutenant James Jones savait que nul n’était plus qualifié que lui pour cette mission. Depuis qu’il était en âge de comprendre, Jésus faisait partie de sa vie. Lorsqu’il était enfant, les récits des apôtres l’émerveillaient. Dans son adolescence, il avait ardemment recherché le soutien de Jésus qu’il avait trouvé en devenant un homme. Il avait travaillé dur pour en arriver là. Le psy se trompait, ce n’était pas ses supérieurs qui l’avaient choisi. 

Huntsinger venait de lui poser une question qu’il n’avait pas saisie. Il fallait qu’il reste concentré car Huntsinger était du genre à relever ce genre de détail.

— Je vous demande pardon ?

— Je vous demandais pourquoi cette première mission avait lieu à une date aussi importante que l’an 33. Pourquoi ne pas faire une mission d’exploration simplement dix ans dans le passé ? Ou dix ans dans le futur pour voir ce qui nous attend.

Le visage du lieutenant s’éclaira.

— Que savez-vous sur les trous de ver ? demanda-t-il.

— Pas grand-chose, je le crains. Je vous en prie, éclairez ma lanterne.

— Eh bien, un trou de ver forme un raccourci à travers l’espace-temps, expliqua Jones. C’est comme un tunnel percé sous la montagne, plus besoin de la contourner ou de la gravir pour aller d’un versant à l’autre. Sauf qu’avec le trou de ver, le voyage est instantané. En un clin d’œil on se retrouve à l’autre bout de l’univers ou trois mille ans dans le passé ! Enfin, ça c’est pour la théorie. Parce qu’en fait, on n’a pas jamais détecté de trou de ver dans l’espace.

Le lieutenant Jones s’animait dans son fauteuil, son débit s’accélérait. Il poursuivit, détachant bien ses mots.

— Mais on vient d’en détecter un dans le passé.

— Corrigez-moi si je dis une bêtise. Ce que je comprends, c’est qu’on vient de découvrir un trou de ver dont l’entrée se situe à Jérusalem en l’an 33 et dont la sortie débouche dans notre monde, c’est bien ça ?

Jones sourit. Il comprenait vite le psy.

— L’inverse serait probablement plus juste. L’entrée se trouve ici et maintenant et la sortie quelque part en Terre Sainte, aux alentours de l’an 30. Nous ne sommes pas aussi précis que vous l’êtes.

Huntsinger fronça les sourcils comme s’il réfléchissait intensément.

— Comment expliquez-vous que ce trou de ver corresponde précisément à cette date, si importante pour l’histoire de l’humanité ? Vous qui êtes si croyant, n’y voyez-vous pas un piège tendu par Dieu ou qui sait, par le Diable ?

Jones haussa les épaules. Le psy venait de dégringoler dans l’échelle de son estime. Aussi profonde que fut sa foi, elle n’interférait en rien avec sa raison, forgée par la science. Dieu ne tendait pas de piège et jusqu’à preuve du contraire, le Diable était une invention des hommes.

— Je ne me l’explique pas.

— Dans ce cas, pourquoi effectuer la traversée ? Ne craignez-vous pas un paradoxe temporel ? Peut-être serait-il préférable de ne pas regarder à travers le trou.

— Votre attitude n’est pas très scientifique, Docteur. Les paradoxes temporels, ça n’existe pas. C’est un mythe qui a permis d’écrire de très beaux romans mais dont la science a fait un sort. Ce qui est advenu ne peut être modifié. Le passé est, comment dire, révolu. Ce qui ne nous empêche pas de l’observer. D’ailleurs, chaque fois que l’on regarde les étoiles, c’est le passé qui surgit dans le ciel !

Jones parlait avec une intensité qui faisait briller son regard. Il poursuivit sur le même ton.

—Et maintenant que le trou de ver s’offre à nous, nous n’allons pas le reboucher. Nous devons le traverser ! Pour le dessein le plus noble de l’humanité : la quête de la vérité et de la connaissance.

— Que de choses terribles n’ont-elles pas été commises au nom de la vérité ! s’exclama Huntsinger. Avez-vous seulement songé au bonheur de l’humanité ?

Jones resta silencieux. Quand tout cela allait-il cesser ? Il était prêt et cet entretien ne faisait que le conforter. Comme si Huntsinger avait perçu la détermination de Jones il reprit la parole.

— Lieutenant, laissez-moi vous dire quelles seront mes préconisations. Je pense que ce voyage est une folie. Mais surtout, je crois que vous n’êtes pas la personne qu’il faut pour une telle mission. Vous avez toutes les qualités requises pour n’importe quel voyage spatial. Vous êtes déterminé et réfléchi. Vous avez confiance dans votre jugement et vous avez raison de l’être. De plus, vous êtes un exemple d’abnégation.

Huntsinger s’interrompit. Le lieutenant Jones écoutait patiemment sans rien laisser paraitre. Nous y voilà, crache le morceau.

— Mais vous êtes un exalté, poursuivit Huntsinger. La passion du Christ vous anime, ce qui est, je crois, un grave danger pour aller à la rencontre de Jésus en l’an 33. Malheureusement, je ne pense pas que vos supérieurs prendront en compte mon rapport. Je suis là parce qu’il faut une caution psy pour une telle mission. Mais, par pitié, pour l’amour, non pas de Dieu, mais de l’humanité, souvenez-vous de mes paroles quand vous foulerez la Terre Sainte.

— Elles sont gravées à tout jamais dans ma mémoire, déclara Jones.

 

La lumière du soleil était si éclatante que Jones en fut ébloui. Il tomba à genoux. Personne ne lui avait dit que la transition serait si brutale. Sous ses mains, il sentait la chaleur réconfortante du sol pénétrer sa chair et ses os. Il ramassa un peu de terre dorée qu’il fit glisser entre ses doigts. Il se releva lentement. Le sentier était désert, nul ne l’avait vu surgir du néant. Devant lui se dressait une montagne couverte de figuiers et de cactus, à gauche s’ouvrait une vallée verte peuplée d’oliviers. Pas un nuage ne venait troubler le bleu intense du ciel. Jamais, il n’avait vu un ciel aussi beau ni un soleil aussi lumineux. Au loin, il aperçut une maison basse de pierre blanche. Il partit à la rencontre de ses occupants.

Jones marchait d’un pas rapide, comme s’il avait hâte de découvrir ce qui l’attendait. Il portait une longue tunique de lin défraichie et des sandales usées en cuir. En s’approchant de l’habitation, il entendit un marteau frapper à coups réguliers une pièce de métal. Il avança prudemment et pénétra dans la cour de la maison. Deux hommes levèrent les yeux vers lui. Tous deux était vêtus d’une tunique grise descendant jusqu’aux genoux et d’un caleçon qui avait dû être blanc à l’origine. Le plus âgé tenait un marteau à la main, le plus jeune une latte de bois. Jones vit qu’ils étaient en train de cercler un tonneau. La cour était vaste mais presque vide. Seuls des fragments de bois et de métal recouvraient çà et là le sol. Jones prit son courage à deux mains pour s’adresser aux hommes devant lui.

— Que la paix soit sur vous, dit-il en araméen.

Les deux hommes continuaient de l’observer en silence. Le plus âgé, le père probablement, posa son marteau sur le sol. Jones se demanda s’ils l’avaient bien compris. Parlaient-ils seulement l’araméen ?

— La paix soit sur toi, répondit le père d’une voix calme.

Ces simples mots eurent pour effet de relâcher subitement toute la tension accumulée depuis des mois. La paix, mêlée de soulagement, c’est exactement ce que Jones ressentait.

— Quelle est la prochaine cité ? s’enquit Jones.

— Tibériade est à une journée de marche.

Seul le père s’exprimait. Tibériade, en Galilée, pensa Jones. Il hésita avant de poser la question suivante.

— J’ai entendu dire qu’un Galiléen prêche la parole divine. Je suis venu de loin pour l’écouter.

— Je ne suis pas au courant. Ici, nous vivons à l’écart du monde, répondit le père.

Jones était un peu déçu. Il avait naïvement imaginé que tout le monde aurait entendu parler de Jésus. Il s’apprêtait à demander la direction de Tibériade quand le fils prit la parole.

— Il y a un homme qui se dit prophète. Il baptise les gens au nom du Seigneur en les plongeant dans l’eau. Je l’ai vu faire. C’était il y a un mois, à Béthanie au-delà du Jourdain. Mais je ne sais pas s’il est galiléen.

Jean le Baptise, l’homme qui avait baptisé Jésus ! Jones tentait désespérément de cacher son excitation. Il était arrivé au bon moment, Jean le Baptiste vivait encore.

— Où se trouve Béthanie ? demanda-t-il de sa voix la plus neutre.

Le fils allait prendre la parole quand le père intervint.

— D’où viens-tu étranger ? Tu parles comme un Galiléen.

— Je viens de Byblos. C’est au nord et au couchant, sur les bords de la mer. Mais j’ai grandi en Galilée.

Cette explication dut satisfaire le père puisque ce fut lui qui indiqua à Jones le chemin de Béthanie. Jones remercia les deux hommes. Avant de les quitter, il jeta un dernier regard derrière lui. Ils avaient repris leur ouvrage, le fils assistant le père, le père instruisant le fils. Les coups réguliers du marteau résonnaient dans l’air chaud et sec comme une horloge égrenant le temps.

En marchant d’un bon pas et en limitant les arrêts, Jones mit deux jours pour atteindre Béthanie. Il passa la nuit dans une auberge où nul n’avait entendu parler de Jésus. Jones en fut étonné mais après réflexion, il jugea que Jésus devait prêcher en Judée ou en Samarie. Dans peu de temps, il rassemblerait des foules immenses en Galilée. Avant même d’apercevoir le fleuve, Jones vit de longues files de pèlerins serpenter le long des sentiers, comme des ruisseaux ondulant à travers la plaine pour converger vers Béthanie. Des hommes vigoureux soutenant des vieillards côtoyaient des familles entières. Certains, bien en chair, étaient richement vêtus tandis que d’autres, le visage blême, étaient couverts de haillons. Il semblait à Jones que tout un peuple s’était mis en route pour communier dans la même espérance. Il se joignit à un groupe qui marchait d’un pas vif. Un barbu à la figure ronde monopolisait la parole. Venant de Jéricho, il prétendait que parmi tous les Juifs, ses habitants étaient les plus pieux. En entendant le nom de la cité, Jones eut un déclic. Lorsque le barbu eut terminé, il ne put s’empêcher de l’interroger.

— Toi qui viens de Judée, n’as-tu pas entendu parler de Jésus de Nazareth ? C’est un messager de Dieu qui prêche la parole divine.

— Depuis que Jérémie a annoncé la destruction de Jérusalem, aucun prophète n’a parcouru la Judée, affirma le barbu.

Un homme grand et mince, au visage émacié, assez âgé, intervint.

— Tu dis que ce Jésus est de Nazareth ? Je suis de Nazareth et je ne connais aucun Jésus.

Jones voulut rétorquer qu’il se trompait à coup sûr lorsqu’un des pèlerins, un marchand portant de riches étoffes, l’interpella.

— Pourquoi cherches-tu un prophète alors que tu en as un sous les yeux ?

Jones se tut. Le silence se fit dans le groupe tandis qu’ils arrivaient au bord du fleuve. Sur la rive, c’était la cohue. Des curieux se pressaient autour de bivouacs, des enfants pleuraient aux bras de leur mère, des moutons attendant d’être sacrifiés vaquaient paisiblement, des centaines d’hommes et de femmes encadrés par des fidèles portant de longues barbes se bousculaient pour accéder au baptême. Soudain, le brouhaha ambiant diminua puis s’éteignit complétement. Les gens s’écartèrent pour laisser passer un cortège d’une dizaine d’hommes. Celui qui marchait en tête fendait la foule sans prêter attention aux mains qui se posaient sur lui. Lorsqu’ils passèrent devant lui, Jones mit ses pas dans ceux de la troupe. Il ne quittait pas des yeux Jean le Baptiste. Sa taille était moyenne, son teint cuivré, ses cheveux bruns bien fournis, sa barbe grise hirsute mais il émanait de lui comme une puissance, une atmosphère de sérénité tranquille. Jean le Baptiste grimpa sur un talus puis prit la parole d’une voix claire et forte. Ses mots coulaient, aussi fluides que les eaux du fleuve derrière lui. La foule était suspendue à ces lèvres.

— Sans cesse, on m’interroge. On me demande si je suis Élie, revenu sur Terre, ou bien celui qui accomplira la Prophétie, le Messie lui-même, dit-il en parcourant l’assistance du regard. Sachez que je ne suis ni l’un ni l’autre. Mais je suis la voix de celui qui prêche dans le désert. Je vous annonce la venue de celui qui m’a précédé et qui viendra après moi. Moi, je baptise d’eau mais au milieu de vous se trouve quelqu’un que vous ne connaissez pas et qui…

Brusquement, il s’interrompit. Ses yeux s’étaient posés sur Jones et ne le quittait pas. Jean le Baptiste poursuivit en fixant Jones.

— Loué soit le Seigneur car voici parmi nous celui que nous attendions, proclama-t-il d’une voix éclatante, le visage illuminé, comme en extase.

Il sauta du talus et se précipita tout droit vers Jones. Ce dernier restait figé, abasourdi. Il remarqua à peine qu’autour de lui les gens s’écartaient. Soudain, Jean le Baptise fut sur lui. Il lui prit la main, la sienne était étonnamment légère, et lui dit « L’Esprit est sur toi. Permets-moi de te baptiser même si je n’en suis pas digne », puis il l’emmena vers le fleuve. Jones se sentait emporté par une force surhumaine. Le contact de l’eau eut pour effet de le ramener à la réalité. Il balbutia « Tu te trompes, je ne suis pas celui que tu crois. »

— Je sais qui tu es, murmura le Baptiste, je sais que tu n’es pas de ce monde.

Puis, il s’exclama d’une voix pleine de vigueur.

— J'ai vu l'Esprit descendre du ciel comme une colombe et s'arrêter sur toi. C’est pourquoi je te baptise au nom de l’Esprit.

D’un geste vif, Jean le Baptiste plongea Jones tout entier dans l’eau. Ce dernier retint son souffle. Il sentait l’eau froide le submerger. Fermement soutenu par le Baptiste, son corps flottait, libéré de toute contrainte. Son cerveau, lui, bouillonnait, en proie au plus profond chaos. Peu à peu, sous l’effet des eaux limpides du Jourdain, son esprit s’apaisa. Au bout de ce qui parut à Jones une éternité et qui n’était que quelques secondes, Jean le Baptiste le tira vers lui. En sortant de l’eau, Jones prit une profonde inspiration. Sa résolution était prise.

— Comment te sens-tu ? interrogea Jean le Baptiste en le tenant par le bras.

Jones le regarda comme s’il le voyait pour la première fois.

— Je me sens purifié.

Ils sortirent du fleuve, marchant côte à côte. Le Baptiste reprit la parole.

— Que vas-tu faire maintenant ?

— Il faut que je parte, répondit Jones.

— Si tu le souhaites, nous t’aiderons. Dis-nous ce dont tu as besoin et nous te le fournirons.

— Je te remercie.

Jean le Baptiste se tourna vers Jones. Il plongea son regard intense dans ses yeux, lui prit les deux bras et lui dit « Et moi, je remercie le Seigneur de m’avoir permis de croiser ton chemin ».

Couchée dans un berceau de collines, entourée de vignes et d’oliveraies, la bourgade semblait endormie. Jones avançait dans le village sans rencontrer âme qui vive, pourtant, il se savait observé. Débusquons-les. Jones s’assit, sortit de sa besace un peu de nourriture que lui avait donné les disciples du Baptiste et se mit à manger. A peine avait-il porté le pain à ses lèvres qu’un homme sortit d’une maison. D’âge moyen, pauvrement mais proprement vêtu, il s’approcha de Jones. Arrivé à sa hauteur, il l’apostropha.

— Que viens-tu faire ici, étranger ?

— La paix soit sur toi. Je suis à la recherche du charpentier de Nazareth, répondit Jones tout en continuant de manger.

L’homme se détendit un peu.

— La paix soit sur toi. Que lui veux-tu ?

— A moins que tu ne sois le charpentier de Nazareth, ce n’est pas ton affaire.

L’homme dévisagea Jones, le jaugeant du regard. Quand il eut achevé son examen, il livra son verdict « La maison du charpentier est la troisième après la mienne ». Il s’apprêtait à rebrousser chemin quand la voix de Jones l’immobilisa.

— A mon tour de te poser une question, comment s’appelle le charpentier de Nazareth ?

L’homme fixa Jones. Tendu comme un ressort, ce dernier continuait de mâcher tranquillement.

— Son nom est Joseph, répondit l’homme avant de s’en retourner chez lui.

Jones prit tout son temps pour terminer son repas. Lorsqu’il eut fini, il se leva, balaya d’un revers de la main les miettes de pain sur sa tunique puis se dirigea vers la maison du charpentier.

Il se tenait dans l’entrée, immobile, les bras ballants, comme s’il l’attendait. Derrière lui, des pinces, des cisailles, une scie égoïne, étaient posés sur un établi dressé dans la cour de sa demeure. Jones était fasciné par ces outils anciens qui paraissaient si neufs. En les contemplant, il eut soudain conscience du voyage qu’il était en train d’accomplir. Dès qu’il avait émergé du trou de ver et jusqu’à sa rencontre avec Jean le Baptiste, tout lui avait semblé si naturel, presque normal. Depuis, la plus grande confusion régnait dans son esprit. Il regarda dans les yeux l’homme devant lui. Il était petit mais trapu. Il paraissait usé, avec des cheveux poivre et sel clairsemés, le dos légèrement vouté, les épaules tombantes mais son regard était perçant. Emu, le lieutenant Jones s’adressa à lui avec respect.

— La paix soit sur toi, Maître Charpentier.

— La paix soit sur toi, répondit l’homme en examinant attentivement Jones.

Puis, il l’interrogea avec curiosité.

— Qui es-tu ?

— Je suis un voyageur qui vient de loin pour rencontrer Joseph, le maître charpentier de Nazareth.

— Dans ce cas, tu es arrivé à bon port. Que me vaut cet honneur ?

— On dit que tu es un homme sage et habile, qui construit de solides demeures. Je suis envoyé par la communauté de mon village. Nous recherchons un charpentier pour achever la construction de notre temple. Nous avons renvoyé le précédent qui ne connaissait pas son métier, mentit Jones.

— Mes enfants me répètent que je ne suis qu’un vieux fou mais pour ce qui est de la charpente, tu es bien tombé voyageur, sourit le vieillard.

Jones saisit la perche que lui tendait involontairement Joseph.

— Tu as combien d’enfants ?

— Six, répondit fièrement le charpentier, et tous encore de ce monde.

— Ta femme doit être comblée par le Seigneur. Comment s’appelle-t-elle ?

L’attitude de Joseph changea brusquement.

— Marie. Elle s’appelait Marie. Elle repose dans la paix du Seigneur à présent.

Jones ne put s’empêcher d’accuser le coup. Marie était morte ! Cette nouvelle le remplissait d’effroi. Il regarda Joseph sans parvenir à fixer son attention sur lui. Comme dans un cauchemar, il se sentait entrainé, tiré, poussé vers une terrifiante découverte. Il fit le pas suivant.

— Tes enfants doivent t’être d’un grand secours. Ton fils ainé, particulièrement.

— J’ai six filles. Je n’ai jamais eu de fils, déclara le charpentier, le visage fermé.

Les jours suivants,...

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6 avril 2019

Les légendes des chevaliers de la quadrature du cercle

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Livre II - Le règne du prince bienveillant

Chapitre 2 – Les cavaliers jaunes

Publié le 13/01/2018

Suite du Chapitre 1 du Livre 2

Le vent, un terrible vent d’hiver venu des steppes arides de la Moscovie, soufflait sans relâche sur les terres, jadis si fertiles, du royaume des Francs. Une odeur pestilentielle montait des champs, rendus stériles par une mystérieuse malédiction. Les bêtes agonisaient, le sang vicié par un mal insidieux, qui s’étendait telle une brume impénétrable sur tout le pays. Le peuple criait famine et se rassemblait autour des gués, à l’orée des forêts, sur les bords des chemins pour rançonner les voyageurs et exiger son dû. Il n’y avait plus rien à acheter ni à vendre. Les jours de marché, des cavaliers portant une armure couleur d’or chevauchaient sur les chemins et les places, semant la violence et le chaos sur leur passage. La désolation s’était abattue sur la terre à nouveau désunie. Dix-huit mois seulement avaient passé depuis le triomphe du prince bienveillant et une sourde lamentation courrait les campagnes « Excalibur, l’épée du suffrage universel a été brisée. Le souverain a perdu l’onction sacrée ». Telle était, selon la croyance populaire, la cause des maux qui s’abattaient sur la terre des hommes Francs. Reclus dans son palais, le prince Emmanuel, sous des dehors impavides, fulminait de rage contenue. Qui étaient ces cavaliers jaunes ? D’où venaient-ils ? Quelle mystérieuse puissance servaient-ils ?

Le prince Emmanuel savait comment tout cela avait commencé. À la fin de l’été, il avait fait un rêve aussi étrange que saisissant. Dans son rêve, ce n’était pas Dame Brigitte qui sommeillait près de lui mais la sorcière bleue. Attiré par ses charmes, il succombait à son désir et accomplissait avec elle l’acte d’amour. Pendant leurs ébats, elle lui chuchota « Donne-moi un fils, je l’appellerai Mordred car il reviendra me venger. Tu le reconnaitras à son armure couleur d’or ». Dans son sommeil, il ne parvenait pas à se retirer de l’étreinte envoûtante de la sorcière. À son réveil, le prince Emmanuel, épouvanté, ne dit mot à quiconque de cet horrible rêve. La vue de Dame Brigitte, tendrement assoupie à ses côtés, l’apaisa quelque peu. Mais son trouble ne fit que croitre lorsqu’on lui apprit la disparition de son fidèle écuyer Alexandre, dit Alexandre Est-bien-là, car il se tenait toujours aux côtés de son maître. Mû par un sombre pressentiment, le prince se précipita dans le sanctuaire où était précieusement conservée l’épée Excalibur, l’onction du suffrage universel. Elle avait disparu ! C’était heureux que nul ne fût présent à cet instant pour voir le visage du prince se décomposer devant le coffre vide.

Depuis, tout était allé de mal en pis. Les félonies et les trahisons se succédaient, à commencer par celle du connétable Gérard de la cité des Gaules. Le grand chambellan Édouard, qui avait été supérieur du monastère du Havre de Paix, accumulait les bévues et s’entêtait dans ses certitudes. L’étincelle qui mit le feu aux poudres - ou était-ce plutôt la goutte qui fit déborder le réservoir ? - concernait l’augmentation de la taxe sur l’huile minérale. Des paysans, simples filles et fils du peuple, commencèrent à protester sur les places publiques. Au départ, ils se plaignaient de leurs conditions de vie, toujours plus dures, mais n’en avait-il pas toujours été ainsi depuis le commencement du monde ? Cependant, ils en appelaient aux promesses de bienveillance et de justice du prince, mises à mal par ses discours et ses actes de souverain. La colère se propagea comme une trainée de poudre et soudain elle explosa pour devenir une véritable révolte, une insurrection du peuple des carrefours et des ronds-points. Et là, surgirent les cavaliers jaunes. Parfois masqués, comme pour accroitre l’épouvante qu’ils suscitaient, ils s’affrontaient rudement aux soldats du roi. Ils étaient partout et ils étaient insaisissables. Nul ne semblait les diriger, pas même la sorcière bleue qui se tenait à distance, attendant de tirer les marrons du feu qui embrasait la terre des Francs. Complètement dépassé par ces mystères, le Tribun des Bois feignait de les organiser, avec l’aide de son acolyte François le Ruffian, un fakir plutôt qu’un mage. Certains croyaient avoir vu à la tête de ces cavaliers d’épouvante, un jeune prince au visage d’ange et à l’armure d’or. Le plus souvent, il portait un heaume forgé de feuilles d’or qui recouvrait uniquement le haut de son doux visage laissant ses yeux et sa bouche découverts. Nul ne pouvait soutenir son regard, un regard dont on disait qu’il portait la mort.

Le prince Emmanuel tenta d’amadouer les paysans révoltés en leur octroyant des fourrages pour leurs bêtes, des grains pour leurs semences et des outils pour cultiver leurs terres. Mais cette tentative fit long feu. La colère des paysans, qui se nourrissait de siècles de frustrations et de ressentiments, ne faisait que croitre. Les paysans réclamaient bien plus que du pain et du sel. Ils exigeaient qu’on les traite avec égards, qu’on les écoute et même qu’on les sollicite pour tout et parfois pour n’importe quoi. Attisé par les incantations du mystérieux prince à l’armure d’or, cette colère se remplit de haine dont la cible était le souverain lui-même. Ce dernier sut alors qu’il devrait affronter dans un combat mortel ce jeune prince, qui se prétendait fils d’une sorcière et d’un roi. Gravement affaibli par la perte de l’épée magique, le prince Emmanuel envoya les chevaliers restés auprès de lui, quérir le Saint Graal, la coupe de saine croissance, l’ultime espoir de rédemption du royaume. Mais le temps était compté. Le combat à mort aurait lieu, sûrement au printemps pour le retour des élections du Vieux Continent.

 À suivre…

11 mars 2018

Max

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Seul dans son appartement, Max songeait à Pierre. À vrai dire, dès qu’il se retrouvait seul, ses pensées allaient vers Pierre. Où était-il ? Que faisait-il ? Quand allait-il revenir ? Allait-il jamais revenir ? Se pouvait-il qu’un jour il ne revienne pas et le laisse à jamais seul ? À cette idée, il aurait voulu hurler. Peut-être même avait-il hurlé sans s’en rendre compte tant cette pensée lui était insupportable.

Dès le premier regard, Max et Pierre s’étaient choisis, et aussitôt Max avait emménagé chez Pierre. Depuis, pas une seule minute, Max n’avait regretté son choix. Pierre était grand, Pierre était doux, Pierre était attentionné. Près de lui, rien de grave ne pouvait se produire, il semblait tout contrôler. Il l’avait soigné lorsqu’il était souffrant, il l’avait soutenu quand il était affaibli, il lui donnait tout l’amour qu’un être pouvait recevoir. Ils avaient eu tant de merveilleux moments ensemble, des moments simples et purs, à se promener côte à côte, à se blottir l’un contre l’autre, à jouer et à rire ensemble. Par-dessus-tout, Max aimait lorsque Pierre se confiait à lui. Le soir venu, il lui racontait sa journée, lui décrivait les personnes qu’il avait croisées, les choses qu’il avait vues et entendues, tout ce qu’il avait dit et fait. Il ne lui cachait rien, partageant avec Max ses peines et ses joies, ses espoirs et ses chagrins. Max écoutait attentivement sans jamais l’interrompre. Souvent, il hochait la tête pour montrer son approbation. Parfois, quand Pierre était triste ou en colère, il aurait voulu pleurer. Il était si sensible et il aimait tant Pierre. Il l’aimait comme jamais personne ne pourrait l’aimer.

Cependant, depuis quelque temps, Max avait le sentiment que Pierre s’éloignait peu à peu. Les gestes d’affection étaient moins appuyés, moins fréquents. Les caresses se faisaient plus rares. Certains soirs, Pierre ne lui adressait pas la parole. Il dînait sans un mot, les yeux dans le vague ou rivés sur son téléphone. Tout à l’heure, il était parti brusquement, en plein après-midi, sans même un regard. Max avait voulu le suivre mais Pierre l’avait repoussé. Où allait-il quand il partait ainsi, seul ? Et pourquoi Max ne pouvait-il l’accompagner ?

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13 novembre 2017

Les légendes des chevaliers de la quadrature du cercle

chapitre4

 

Livre II – Le règne du prince bienveillant

Chapitre 1 – Tel Jupiter, sur son trône

Publié le 12/11/2017

suite du Chapitre 3 du Livre 1

 Seul dans la salle du siège, le prince Emmanuel se tenait pensif sur son trône. Six mois avaient passé depuis son couronnement. Il songeait avec nostalgie aux batailles épiques de sa campagne victorieuse, campagne à nulle autre pareille, où l’ardeur et la jeunesse avaient triomphé de la haine et du repli sur soi. Sous les coups de boutoir de ses armées, le monde ancien s’était effondré et de ses décombres avait émergé un monde nouveau. Les souffrances inouïes des combats étaient oubliées et, de cette période, le jeune prince ne conservait que le souvenir de la fraternité d’armes et des succès prodigieux de sa guerre éclair. Pour chasser ses pensées mélancoliques, il passa en revue les événements qui s’étaient succédé depuis son avènement.

 Lui, qui deux ans plus tôt, n’était que le second écuyer du prince François le Batave, tutoyait désormais tous les souverains des terres connues, à l’exception, bien sûr, de l’antique Reine d’Albion, qui se tenait figée et impénétrable dans son palais. A peine intronisé, le jeune prince avait rencontré le grand chef de la nation yankee, Donald Dingo, un personnage fat et grossier, au comportement puéril et fantasque, qui, contre toute attente, avait été désigné pour diriger ce grand peuple épris de liberté. Lors d’une joute amicale, le prince Emmanuel, grâce à sa poigne de fer, avait battu ce butor à son propre jeu. Le tsar démo-autocrate, Vladimir 1er, souverain expérimenté et retors, avait fait le déplacement depuis ses terres glacées pour faire la connaissance du jeune prince dont tout le monde libre bruissait de rumeurs flatteuses. Dame Angela, dite Angela la prudente, et Dame Theresa, dite Theresa l’asthmatique, car elle souffrait de toux chroniques, gouvernaient respectivement les tribus germaines et la perfide Albion. Elles voyaient toutes deux leur autorité remise en cause par leurs vassaux. Aussi, profitant de leurs difficultés momentanées, le prince Emmanuel s’imposait comme le suzerain du Vieux Continent, en attendant d’être sacré Maître du Monde Libre, comme l’annonçait certains devins.

 Sur le front intérieur, la situation semblait toute aussi prometteuse. Depuis leur défaite cinglante, ses ennemis erraient, désorientés, ou se terraient en attendant des jours meilleurs. La sorcière bleue, cherchant un bouc émissaire à son humiliation, avait renvoyé son confident, Florian l’apprenti sorcier, qui, décidé à s’émanciper, devint un mage dont les sorts manquaient singulièrement de puissance. La sorcière, jadis si crainte, faisait pâle figure, semblant s’être consumée dans la bataille. Elle se traînait, sans énergie ni volonté, et ses partisans, naguère si disciplinés, commençaient à murmurer contre elle. À peine la défaite consommée,  Nicolas le Couard avait dénoncé son alliance avec la sorcière bleue et prétendait à nouveau se poser en chef valeureux, alors que nul n’oubliait sa piteuse dérobade. Les troupes du chevalier Benoît le Frondeur erraient comme des âmes en peine, cherchant vainement un prince droit et juste qui saurait les guider vers un autre monde, plus équitable et plus durable. Parfois, le prince Emmanuel croisait, au détour d’un chemin, le précédent souverain, François le Batave. Par jeu ou par par calcul, ils échangeaient alors quelques piques. Le prince François de la Sarthe s’était définitivement retiré dans un monastère où il avait fait vœu d’enrichissement personnel. Le prince Nicolas l’Agité, qu’on pensait insubmersible, s’était métamorphosé en spectre et il n’apparaissait qu’à ses plus fidèles dévots. Seul subsistait le Tribun des Bois, dont l’agitation redoublait mais qui ne parvenait pas à entraîner le peuple Franc dans ses imprécations fumeuses. Il avait néanmoins réussi à fédérer autour de lui une petite troupe de disciples qui le suivait, les yeux fermés. Cependant, un nouveau prétendant, venu des terres arides de la Droite Extrême, le triste sire Laurent du Puy en Velay, dit Laurent l’Assisté, tentait de rassembler les tenants de l’identité malheureuse. On l’appelait ainsi car, depuis toujours, il vivait aux crochets de la nation franque. Ce triste sire se faisait passer pour un homme du commun alors qu’il était un pur produit du sérail. Il pourfendait dans un même élan les nécessiteux et les princes, n’ayant lui-même ni noblesse ni pitié. On le disait héritier du prince Nicolas l’Agité, dont il singeait les grimaces, mais l’esprit de cet ancien souverain refusait de lui apparaître.

Malgré tout, le peuple Franc, après l’euphorie de la victoire du prince bienveillant, semblait retomber dans ses travers. Il renâclait aux réformes pourtant jugées inéluctables par tous les devins, pythies et autres prophètes. Agacé par ces sourdes résistances, le prince Emmanuel en perdait sa bienveillance et se laissait aller à des remarques dignes de Nicolas l’Agité. L’esprit de ce dernier hantait-il le palais où s’enfermait le jeune prince ? Pourtant, la métamorphose du royaume des Francs en une terre où couleraient le vin et le miel pour chacun, se poursuivait. Il semblait que la promesse d’un monde meilleur serait enfin accomplie. Elle était déjà en de se réaliser pour les plus fortunés, comme l’exigeait la loi divine du Marché, dont la main invisible gouverne les nations. Cependant, au fond de lui, le prince Emmanuel ressentait un vide. Une lassitude déjà l’envahissait. Ce peuple si versatile méritait-il tous ses efforts ? Comme il aurait été plus enthousiasmant de gouverner les Germains et que de grandes choses aurait-il déjà accompli à leur tête ! Alors que la lourde porte de la salle du siège s’ouvrait lentement, un sourire enjôleur vint se plaquer sur le visage du souverain des Francs, tandis que ses yeux clairs brillaient d’un éclat glacé.

À suivre…

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10 novembre 2017

Les prophéties des temps révolus

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— Docteur, je viens vous voir parce que je fais des rêves prémonitoires.

Enfoncé dans un confortable fauteuil, face au médecin, le petit homme rondouillard à la calvitie prononcée ne cessait de triturer son chapeau. Le praticien ôta ses lunettes pour consulter la fiche posée sur son bureau. Son œil exercé avait déjà noté les traits tassés par la fatigue, qui ajoutaient quinze ans aux quarante-cinq inscrits sur la fiche.

— Je vous remercie très sincèrement de me recevoir, d’autant que je sais que vous êtes un psychiatre très sollicité.

Le petit homme parlait d’une voix aigüe avec un débit haché, comme si chaque mot lui demandait un effort.

Le médecin leva la main dans un geste de protestation.

— Si, si, docteur, votre réputation n’est plus à faire et d’ailleurs, le docteur Le Bail qui m’envoie, ne tarit pas d’éloges sur vous. Elle m’a dit, et ce sont ses mots précis, « Monsieur Ledoux, si quelqu’un peut quelque chose pour vous, ce ne peut être que le docteur Halphand, il s’est fait une spécialité des cas singuliers comme le vôtre ».

Comme s’il en avait déjà trop dit, le petit homme se tut. Le docteur Halphand, qui était un séduisant quinquagénaire, avait la faculté de moduler sa voix à l’envie tel un véritable instrument dont il maitrisait à la perfection les subtilités. C’est sur un ton apaisant qu’il s’exprima.

— Et si vous me racontiez comment tout cela a commencé. Prenez votre temps, Monsieur Ledoux, je ne vous interromprai que si des points me paraissent obscurs.

Le patient se racla la gorge pour s’éclaircir la voix, puis entama son récit.

— La première fois, c’était il y a deux ans. Dans mon rêve, je suis assis devant la table de la cuisine et je regarde l’horloge devant moi. Soudain, les aiguilles se mettent à s’emballer et tournent à toute vitesse. Elles s’arrêtent brusquement et je vois alors qu’il est exactement huit heures. Aussitôt, je me retrouve debout dans un hall immense, richement décoré, avec des tapis au sol et des lustres en cristal blanc accrochés à des plafonds dorés, comme dans un palais. Je suis au milieu d’une foule d’inconnus qui regardent tous dans la même direction. Leurs lèvres remuent simultanément et je comprends qu’ils sont en train de compter. Au bout d’un moment, je réalise qu’il s’agit d’un très lent décompte, « cinq, quatre, trois ».

Un à un, il égrenait les chiffres.

— Le décompte est de plus en plus lent, « deux ». On dirait qu’il ne va jamais arriver au terme, « un ». Le temps semble suspendu et tout à coup, c’est une explosion de joie dans la foule. Les gens crient, tapent des pieds, applaudissent, ils sont comme hystériques. La scène est silencieuse, comme dans un film muet, mais je peux voir qu’ils sont fous de joie. Je m’aperçois alors qu’ils regardent un écran géant sur lequel apparaissent deux portraits qui se font face. Il s’agit d’un homme et d’une femme que je ne connais pas. Au-dessus de chaque portrait s’affiche un nom et au-dessous un pourcentage. Et là, je me réveille brusquement. C’est comme ça que j’ai su que le président Mercier serait élu face à Christine Bosson, avec cinquante-huit pour cent des suffrages, ce qui est advenu comme vous le savez.

Un léger sourire flotta sur les lèvres du psychiatre.

— Vos rêves sont très précis. Cependant, permettez-moi de vous rappeler, qu’avant l’élection, tous les sondages donnaient le président Mercier vainqueur sans coup férir. Quand à l’exactitude du score, elle peut facilement s’expliquer.

— Vous avez raison, Docteur, sauf que j’ai fait ce rêve plusieurs mois avant que Michel Mercier ne se déclare, alors qu’il était encore un parfait inconnu. Comment expliquez-vous ce phénomène ? 

Les deux mains agrippées à son chapeau, la gorge nouée, Monsieur Ledoux semblait lancer un appel à l’aide.

— Pardonnez mon interruption. Je vous en prie, poursuivez, vous avez parlé de rêves au pluriel.

La douceur du ton eut pour effet de détendre le patient.

— Avant de passer aux autres rêves, permettez-moi de vous donner quelques compléments sur celui-ci. Ce premier rêve m’a paru si insolite que je l’ai noté dans un carnet.

Comme le psychiatre s’apprêtait à intervenir de nouveau, il s’empressa d’ajouter.

— Non, docteur, ça n’est pas mon habitude de noter mes rêves mais celui-ci m’a tellement marqué, qu’au réveil, je me suis empressé de le retranscrire, de peur de l’oublier. Sur le moment, j’ai cru que c’était un de ces rêves qu’on fait quand on est perturbé, vous savez, quand on est mal fichu ou dérangé, bien que celui-ci n’ait rien eu d’angoissant. Non, je le trouvais plutôt incongru d’autant que je ne m’intéresse pas à la politique. Cependant, il y avait dans ce rêve une atmosphère étrange, un je ne sais quoi de mystérieux. Bref, une fois le carnet refermé, je me suis empressé de l’oublier, alors, imaginez ma stupeur, quand, quelque temps plus tard, j’ai entendu parler, pour la première fois, ou plutôt dans mon cas, pour la seconde, de Michel Mercier. Je n’en revenais pas, si tout n’avait pas été inscrit noir sur blanc, moi-même, je ne l’aurais pas cru.

— Ce carnet, vous l’avez avec vous ?

— Je suis désolé, je ne l’ai pas amené mais je pourrais l’apporter une prochaine fois. Il y aura bien une prochaine fois, Docteur ? interrogea timidement Monsieur Ledoux.

— Concentrons-nous sur cette séance. Que s’est-il passé ensuite ?

— Vous voulez parler du second rêve ?

— À vous d’en parler, Monsieur Ledoux, répondit le médecin en affichant un sourire l’invitant à poursuivre.

— Eh bien, le deuxième rêve a eu lieu il y a six mois.

Le patient examina son chapeau puis releva la tête pour chercher le regard du psychiatre. Ce dernier le fixait attentivement, les mains jointes, la tête un peu penchée, le visage inexpressif. Monsieur Ledoux prit une inspiration.

— Cette fois, je suis dans une concession automobile avec mon cousin Louis. Il faut vous dire que nous sommes, je devrais plutôt dire, étions, fâchés avec Louis. Dans mon rêve, Louis me désigne un cabriolet rutilant, il grimpe dans le véhicule à la place du chauffeur et m’invite à ses côtés. L’instant d’après nous roulons à vive allure sur la route de la corniche. Il fait nuit et la Lune brille d’un éclat lumineux. Louis me parle en me fixant, sans regarder la route. Je n’entends pas ce qu’il me dit. Les virages se succèdent de plus en plus vite, la voiture accélère encore. Je sais que nous allons rater un virage et nous écraser des centaines de mètres plus bas. Soudain, la voiture quitte la route. Louis lâche le volant et je l’entends me dire : « Je suis désolé ». Le cabriolet plane un instant dans les airs avant d’entamer une chute vertigineuse. Je me recroqueville sur mon siège dans l’attente du choc et c’est à ce moment que ...

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26 octobre 2017

Le coffret

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Seul dans ce grenier complètement vide, Raphaël se dit qu’il gâchait sa vie. C’est alors qu’il vit la boîte. En se baissant pour ramasser le dernier carton, presque contre sa volonté, il mit la main dessus. Elle semblait surgie d’un passé sans âge. Raphaël eut d’abord la tentation de la remettre dans le carton et de refermer le tout, craignant ce qui pouvait se dissimuler dans une relique aussi ancienne. Le désir de découvrir les promesses qu’il sentait entre ses doigts fut le plus fort. Il souleva précautionneusement le couvercle. La boite s’ouvrit en exhalant une bouffée de poussière. Il n’y avait à l’intérieur qu’un rouleau de parchemin si blanc qu’il semblait avoir été déposé la veille. Raphaël le déplia très doucement et lut :
Celui-là à qui la magie est révélée
A lui seul deux vœux seront accordés
Car le don n’agit que pour toi qui lis ces tercets
Pour être exaucé tu devras énoncer
Je veux et j’exige, la formule consacrée
N’oublie pas Ici et maintenant pour l’achever
Il était tout à la fois perplexe et très excité. Il y croyait, il voulait y croire ! Il devait immédiatement faire un vœu pour vérifier si le charme opérait. Il réfléchit à ce qu’il pourrait bien demander. Il aurait voulu tellement de choses et pourtant à l’heure du choix rien de précis ne lui venait à l’esprit. Mû par une impulsion soudaine il prononça à haute voix « Je veux et j’exige 500€ ici et maintenant ». À peine avait-il terminé qu’il se sentit ridicule. Comment avait-il pu croire à cette fable ? Aucun génie prêt à se mettre à sa disposition n’apparut. Il était toujours seul dans ce grenier et c’était aussi bien que personne ne l’ait vu se livrer à de tels enfantillages.
Raphaël examina la boite. Il s’agissait d’un coffret en bois délicatement ouvragé. La patine du bois luisait dans la lumière du grenier et au toucher le coffret était doux comme une caresse. Le couvercle était orné d’entrelacs finement ciselés et l’acier du fermoir était noirci par le temps. Et dire que cette journée était partie pour être une des plus mornes de son existence ! Raphaël avait été requis par sa mère pour l’aider à vider la maison, ou plutôt la bicoque, d’un grand-oncle qui avait vécu en reclus. Et bien sûr, il n’avait pas pu se défiler alors qu’un adolescent en pleine possession de ses moyens comme l’était Raphaël avait des choses bien plus importantes à accomplir. Et voilà qu’il découvrait cette antiquité perdue dans ce grenier, avec cet étrange poème qui parlait de magie.
Raphaël entendit sa mère l’appeler. Il ferma le coffret, le remit dans le carton. Il s’apprêtait à redescendre quand il aperçut un petit objet sur le sol au milieu du grenier. Il était pourtant sûr que l’instant d’avant il n’y avait rien à cet endroit. Il s’approcha en retenant sa respiration. Il s’agissait d’un petit portefeuille en cuir. Il le ramassa du bout des doigts. Il était léger, il l’ouvrit lentement.
Raphaël compta et recompta, il y avait dix billets de 50€ et uniquement ces dix coupures dans ce portefeuille. Comment cela était-il possible ? Le portefeuille n’était pas là quand il était entré dans le grenier. La magie avait-elle réellement opéré ? En un éclair, il remit la main sur le coffret, l’ouvrit précipitamment et voulut dérouler le parchemin. Mais à peine l’avait-il touché qu’il s’effrita sous ses doigts en tombant en fine poussière. Qu’avait-il fait ? La magie fonctionnerait-elle à nouveau ? Il regretta amèrement d’avoir gaspillé son premier vœu avec un souhait si dérisoire. Il prit soudain conscience qu’il se souvenait mot pour mot du poème alors qu’il n’avait pas une excellente mémoire. Jusqu’à présent ! Voilà ce qu’il aurait dû demander, une mémoire prodigieuse, ou mieux un quotient intellectuel hors norme ! Il fallait qu’il choisisse très soigneusement son second et dernier vœu. Cette fois il prendrait le temps d’y réfléchir. Il redescendit en tenant le carton sous un bras et en serrant précieusement le coffret dans une main.
Les jours suivants il ne cessa de songer à ce mystérieux coffret. Sa mère n’avait fait aucune difficulté pour qu’il le garde. Il l’avait rangé parmi les affaires qui lui tenaient le plus à cœur, un disque acheté dans un vide-grenier et dédicacé par John Lennon lui-même selon les dires du vendeur, le premier volume des aventures de Harry Potter que lui avait offert son père juste avant qu’il ne tombe malade. Les 500€ étaient partis alimenter son livret d’épargne. Auparavant, il en avait dépensé une petite partie pour offrir à sa mère un joli bracelet. Après tout, c’était grâce à elle s’il avait découvert le coffret.
Raphaël était obnubilé par le second vœu. Qu’allait-il demander, ou plutôt exiger selon la formule ? Il hésitait entre une intelligence supérieure et une beauté hors du commun mais il aurait voulu rester le même. Il s’aimait bien tel qu’il était ! Il pouvait demander à réussir tous ses examens mais il répugnait à gaspiller un vœu si précieux pour un objet aussi médiocre que la réussite scolaire. Non, ce dont il rêvait secrètement c’était d’être un véritable Dom Juan aux innombrables conquêtes, de plaire instantanément sans même ouvrir la bouche, de voir toutes les filles se pâmer devant lui et tous les garçons l’envier. Il joua avec cette idée. Partout où il passerait il laisserait des femmes éplorées et des hommes jaloux. Raphaël secoua la tête, comme pour sortir de sa rêverie. Il n’avait pas envie de ces séductions factices. Il fallait qu’il continue à réfléchir à ce second vœu. Il avait tout le temps, il finirait bien par trouver ce qu’il désirait vraiment.
Cette année-là, Raphaël eut plusieurs fois la tentation de souhaiter réussir ses examens mais il tint bon et dans l’ensemble il n’eut pas à le regretter. Souvent il sortait le coffret pour le contempler. Il le caressait pour sentir la douceur du bois sous ses doigts. Après une contrariété ou lorsqu’il avait du vague à l’âme, il prit l’habitude de l’ouvrir et de chercher des yeux les traces du parchemin. La poussière accumulée dans le fond de la boîte était pour lui la preuve de la magie. Il se récitait les paroles du poème et alors une espérance confiante montait en lui. Tout lui était possible, il suffisait de demander.
C’est par un froid matin de janvier qu’il fit la connaissance d’Élodie. Le cours de français était déjà bien entamé lorsqu’elle fit son entrée dans la salle de classe. Elle portait une parka blanche qui lui donnait des allures de cosmonaute. Comme il faisait plutôt bon dans la pièce, elle ôta son manteau et se transforma soudain en une ravissante jeune fille. Mme Pommeroy, la jeune enseignante qui tentait d’initier ses élèves aux subtilités du bovarysme l’interpella.
— Tu as besoin d’aide ?
— Oui. Je viens juste d’arriver, on m’avait aiguillé dans la mauvaise classe. Je m’appelle Élodie Blanchet.
— Eh bien, Élodie il semble que tu sois arrivée à bon port.
— Je m’assieds où ?
La jeune fille affichait une certaine décontraction. Mme Pommeroy prit le temps de la réflexion, l’observant sous toutes les coutures avant de jeter un coup d’œil sur la classe. Puis, elle donna une réponse conforme à sa réputation.
— Près du garçon que tu trouves le plus mignon.
Aussitôt l’agitation saisit la classe qui résonna de gloussements et de murmures.
— Silence ! coupa l’enseignante, laissez-là choisir.
Élodie parcourut lentement l’assistance, dédaignant les fanfarons qui lui faisaient des signes. Au moment où le regard d’Élodie glissa sur son dos, Raphaël tourna la tête vers elle. Ils restèrent ainsi quelques secondes, les yeux dans les yeux, se jaugeant posément, jusqu’à ce que les gloussements ne reprennent.
— Marlène, viens au premier rang, trancha Mme Pommeroy.
Et Marlène, qui était assise à côté de Raphaël, se leva en affichant une moue désapprobatrice pour laisser la place à la belle et mystérieuse Élodie.
À la fin de la journée, Élodie et Raphaël étaient devenus inséparables. Ils firent le chemin du retour côte à côte. Élodie venait d’emménager à proximité de Raphaël. Avec avidité ils se livrèrent, échangeant sur les sujets vraiment importants, la littérature fantastique, les films de science-fiction. Ils partageaient les mêmes rêves, parcourir le monde et d’abord New-York. Et ils avaient le même idéal d’absolu et de liberté. Une fois arrivés, ils eurent beaucoup de mal à se quitter. Ce soir-là, seul avec sa mère, Raphaël se sentit étrangement absent, comme si une partie de son être était restée près d’Élodie. Une fois couché, son cœur se mit à battre à tout rompre. Ce ne fut que lorsqu’il ouvrit puis referma le coffret qu’une paix bienfaisante tomba sur lui. Alors, malgré son exaltation, il s’endormit immédiatement.
Bien des années après, il suffisait à Raphaël de se rappeler la période qui avait suivi pour retrouver la nostalgie de ces jours heureux. Élodie avait cette forme d'insouciance qui rend la vie si légère. En règle générale, ils riaient beaucoup, parlaient encore plus et ne s'ennuyaient jamais ensemble. Bien sûr, ils n'étaient pas toujours d'accord et il leur arrivait même de se disputer mais c'était ensuite l'occasion de resserrer davantage encore leurs liens. Comme deux galets que la mer frotte continuellement l'un contre l'autre, ils se polissaient mutuellement au fil du temps, dans une harmonie parfaite. Cependant, certains soirs, Raphaël était troublé. Il avait alors le sentiment qu'elle ne l'aimait pas autant qu'il l'aimait. Dans ces moments de confusion, il contemplait le coffret, le caressait, l'ouvrait, jouant avec l'idée qu'il pourrait, d’un seul vœu, s'assurer pour toujours de l'amour d’Élodie mais il savait qu'il ne pourrait jamais rien exiger d’elle. Il refermait alors le coffret, rassuré et confiant.
Ils se marièrent par une belle journée d'été. La cérémonie fut très simple, aussi émouvante que joyeuse. Leurs amis avaient préparé plusieurs surprises dont un feu d’artifice final qui fit pleurer la mariée. À la fin de la journée, Raphaël et Élodie auraient voulu que cette fête ne se termine jamais et ils étaient également impatients de se retrouver en tête à tête, mari et femme.
Ils emménagèrent dans un charmant petit appartement du centre-ville. Raphaël venait de terminer ses études d’architecte et Élodie faisait un dernier stage avant de soutenir sa thèse de vétérinaire. Un soir, peu après leur installation, alors qu’ils continuaient de déballer les cartons, Élodie mit la main sur le coffret.
— Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ? On dirait une boite à souhaits, dit-elle sur le ton de la plaisanterie.
Raphaël songea qu’elle devait être un peu voyante.
— Oh, mais je me demande bien ce que tu peux cacher là-dedans, sourit-t-elle, amusée par le trouble que son mari ne parvenait pas à dissimuler.
— Mais rien du tout, qu’est-ce que tu vas imaginer ! lança Raphaël un peu vexé.
Prenant tout son temps, elle ouvrit lentement le coffret. Inexplicablement, Raphaël retint son souffle, comme si quelque chose allait surgir de cette boîte.
— Mais c’est vide, dit-elle, ne cachant pas sa déception.
Elle le regarda en fronçant les sourcils.
— Tu t’attendais à quoi ? railla gentiment Raphaël.
Il décida de se confier pour dissiper le malaise qu’il sentait s’installer.
— C’est un porte-bonheur. Je l’ai découvert dans les affaires d’un vieil oncle qui venait de décéder et je t’ai rencontré juste après. Depuis, il ne me quitte plus, je suis sûr qu’il agit comme un talisman.
— Oh, c’est trop chou !
Elle reposa le coffret pour se blottir dans ses bras. La soirée se termina sous des auspices beaucoup plus favorables comme il sied à de jeunes mariés. Cependant, dans la nuit, Raphaël se leva pour trouver un endroit où ranger, ou plutôt cacher, le coffret.
Élodie fut recrutée dans la clinique où elle avait fait son dernier stage et peu de temps après Raphaël fut embauché par un grand cabinet d’architectes. Pour chacun d’eux, ils vivaient leur métier comme une vocation et non comme un travail. Ils étaient contents de partir le matin mais ils étaient encore plus heureux de se retrouver le soir. En préparant le repas, ils se racontaient leur journée, la vieille dame folle de son toutou, le chef incapable de prendre une décision. Ils passaient ensuite la soirée ensemble, toujours l’un près de l’autre, à lire ou à parler, certains soirs devant un bon film. Puis, ils allaient se coucher et c’était alors les moments les plus agréables de leur vie de jeunes mariés. Au terme de la deuxième année de mariage, six mois après avoir arrêté la pilule, Élodie tomba enceinte. Raphaël transforma la chambre d’ami en une merveilleuse chambre d’enfant. Lorsqu’il eut terminé la tapisserie, un délicieux motif fait d’éléphants et de girafes sur un fond d’étoiles couleur pastel, Élodie lui dit en caressant son ventre qui s’arrondissait de plus en plus.
— Je dormirais bien dans cette chambre. Elle est si apaisante.
— Pas question, répondit Raphaël, c’est la chambre de notre enfant et tu dois apprendre à respecter son intimité.
Et ils éclatèrent de rire, joyeux d’être ensemble, joyeux en pensant au bébé qui venait, joyeux de vivre tout simplement.
Tomas arriva avec un jour de retard et dès sa naissance, ils l’appelèrent Tom. Raphaël fut submergé d’émotion lorsqu’il vit apparaitre le petit Tom. Dès qu’il le prit dans ses bras, il sut qu’il l’aimerait toute sa vie, d’un amour aussi profond que celui qui le liait à sa mère. Après l’accouchement, lorsqu’il quitta sa femme et son fils qui dormaient paisiblement, en rentrant à son domicile il sortit le coffret et l’examina attentivement. Depuis cette nuit où il l’avait si bien rangé, c’était la première fois qu’il le tenait. Se pouvait-il que le coffret agisse réellement comme un talisman ? Il l’ouvrit et soudain se mit à pleurer, des larmes de bonheur, de fatigue aussi, mêlées d’inquiétude. L’avenir serait-il toujours aussi clément ? Il referma le coffret et le dissimula encore plus profondément.
Durant les huit années qui suivirent, l’ange gardien qui veillait sur Raphaël, Élodie et Tom fit bien son travail. Tom monopolisait l’énergie de ses parents qui avaient bien du mal à se retrouver en tête à tête. Cependant, pour rien au monde ils ne regrettaient leur vie d’avant. Raphaël était devenu associé à part entière dans son cabinet. Toute la famille avait alors emménagé dans une belle maison pourvue d’un jardin et d’une tonnelle sous laquelle ils prenaient leurs repas dès que le temps le permettait. Raphaël s’était découvert une passion pour le jardinage qu’il considérait comme un art de vivre. Et quand bien même Tom réclamait parfois un compagnon de jeu, égoïstement Raphaël et Élodie considéraient que rien ne devait changer dans leur vie. Le petit Tom n’en tenait pas grief à ses parents. Un soir, il interrogea son père.
— Dis Papa, est-ce qu'on sera toujours heureux comme ça ?
Raphaël prit la main d’Élodie dans la sienne, posa délicatement leurs mains jointes sur la poitrine de son enfant avant de lui répondre.
— Papa et Maman seront toujours dans ton cœur pour veiller sur toi mon chéri.
Le troisième jeudi du mois, à l’heure du déjeuner, les associés du cabinet avaient pour habitude de se réunir pour traiter les dossiers sensibles. Lors de ces réunions, la règle était stricte, ils ne devaient pas être dérangés. Aussi, Raphaël fut immédiatement inquiet lorsque ce jeudi d’automne finissant, il vit débarquer en pleine réunion son assistante.
— Monsieur, il est arrivé quelque chose à votre fils.
Raphaël sentit tous les regards peser sur lui, et tout à coup, l’angoisse tordit son ventre. Il se leva et ne put s'empêcher de demander d’une voix étranglée.
— C’est grave ?
— Je ne sais pas Monsieur, votre femme et votre fils sont à l'Hôtel-Dieu. La personne que j’ai eue au bout du fil m’a dit que votre fils a eu un accident.
Aussitôt, Raphaël quitta la pièce en laissant tout en plan, sans un mot pour quiconque. Pendant le trajet jusqu'à l'hôpital, il essayait désespérément de chasser les images terribles qui lui venaient à l’esprit. En arrivant à l'hôpital il ne put trouver de place pour se garer, aussi il abandonna tout simplement son véhicule pour se précipiter à l'accueil.
— Je suis Raphaël Hertel, on m'a dit que mon fils Tomas vient d'être hospitalisé à la suite d’un accident.
La réceptionniste prit tout son temps pour examiner son écran.
— Tomas Hertel, Urgences Orthopédiques, troisième étage, chambre 334, suivez la ligne bleue jusqu'à l'ascenseur.
Et elle se détourna de lui. Deux mots sinistres obscurcissaient maintenant le cerveau de Raphaël. Il se dirigea vers l’ascenseur marchant comme un robot, et enfin il atteignit la chambre. Élodie était assise tout près du lit, une main posée sur le petit torse de Tom. La poitrine de ce dernier se soulevait et s’abaissait régulièrement au rythme de sa respiration. Un tuyau énorme sortait de sa gorge, une sonde de son nez et une autre était fichée dans son avant-bras si fluet. Un moniteur affichait son rythme cardiaque. Dès qu’elle eut pris conscience de la présence de Raphaël, Élodie se jeta dans ses bras. Il prit le temps de la serrer contre lui, jusqu'à ce que ses pleurs diminuent d’intensité. Au bout d’un moment, elle se détacha.
— Qu’est-il arrivé ? demanda Raphaël.
Les explications furent hachées, entrecoupées de sanglots. L’accident était survenu pendant une sortie scolaire, lors d’une collision entre le car qui emmenait la classe de Tomas et une voiture. Tomas n’avait pas attaché sa ceinture et la violence du choc l’avait projeté contre le dossier du siège face à lui. Il s’était protégé de son bras droit et celui-ci était très abimé. Pour éviter qu’il ne souffre trop et que son état n’empire, Tomas avait été placé sous coma artificiel.
— Le médecin veut nous parler, conclut Élodie.
À son tour, Raphaël posa sa main sur la poitrine de son fils. Elle était chaude. Raphaël avait toujours été frappé par la douceur de la peau de Tomas et il s’était souvent demandé si un étranger éprouvait la même sensation ou si cette impression provenait du fait que c’était, en quelque sorte, sa propre chair qu'il touchait. Etait-ce le contact de la peau de son fils, le rythme régulier de sa respiration ou tout simplement le contrecoup de toutes les émotions vécues, à cet instant Raphaël se sentit apaisé. Il aurait voulu rester dans cette chambre, veiller sur son fils et empêcher qu’on lui fasse du mal.
— Viens, ma chérie, allons voir le médecin, dit-il en prenant la main d’Élodie.
Ils durent patienter avant d’être reçu par le docteur Fournier. C’était un homme jeune et affable. Instantanément, Raphaël eut confiance en lui. Il utilisait des mots simples, parlait calmement et semblait ne rien vouloir leur dissimuler.
— Je ne vous cache pas que l’état de votre fils est grave. Ses jours ne sont pas en danger mais son état n’est pas stabilisé. Malheureusement, le choc a été d’une telle violence qu’il y aura des séquelles. Les heures qui viennent vont être cruciales. Nous craignons d’être dans l’obligation de pratiquer une, le praticien fit une pause presque imperceptible, une amputation du bras droit.
Il fixa Raphaël dans les yeux et poursuivit d’une voix plus chaleureuse.
— Mais ça n’est encore qu’une hypothèse. Tout dépendra de la manière dont l’organisme de votre fils va réagir au traumatisme qu’il a subi. Tomas est jeune et en bonne santé, il a de la ressource.
Sa poignée de main fut appuyée et lorsqu’il les quitta, ils se sentirent désemparés. Ils retournèrent dans la chambre, veiller leur enfant. Plus le temps passait et plus Raphaël était obsédé par le coffret. Il aurait donné ses deux bras pour sauver celui de son fils. Le deuxième vœu, il fallait qu’il le fasse, vite, avant qu’il ne soit trop tard ! Avait-il besoin du coffret pour que le vœu se réalise ? Dans le doute, mieux valait l’avoir sous la main. N’y tenant plus, Raphaël se leva brusquement.
— Je vais chercher de quoi manger. Il faut qu’on tienne toute la nuit.
Élodie le regarda interloquée.
— Je n’ai pas faim et je serais bien incapable d’avaler quoique ce soit.
— Il faut se nourrir et puis il faut se reposer aussi. Tomas a besoin de nous, il faut que nous soyons prêts, quoiqu’il arrive. Je ne serai pas long ma chérie.
— Fais comme tu veux, répondit Élodie dans un soupir à peine audible.
Raphaël lui pressa tendrement la main avant de quitter la chambre. À peine était-il hors de vue qu’il se mit à courir. Il n’avait pas une minute à perdre. Par chance, sa voiture était toujours là, il fila à toute vitesse vers son domicile et à peine arrivé courut récupérer le coffret. Il était bien là, brillant d’une lumière rassurante. Raphaël l’ouvrit, et d’une seule traite, il récita « Je veux et j’exige que mon fils Tomas ne perde pas son bras et se rétablisse complètement ici et maintenant ». À peine avait-il terminé qu’il fut saisi d’un doute affreux.
Pour lire la suite, rendez-vous sur : Les contes du réel: Recueil de nouvelles
26 octobre 2017

Les légendes des chevaliers de la quadrature du cercle

Livre I - Le combat contre la sorcière bleue

Chapitre 3 - La bataille des 64446 urnes sacrées

Publié le 22/5/2017

suite du Chapitre 2

   À cette heure d’obscure clarté où la nuit fuit devant le jour, le prince Emmanuel, juché sur son magnifique étalon blanc, contempla la plaine immense où aurait lieu la bataille. A l’ouest, à perte de vue, les feux dressés par ses armées brillaient, illuminant l’aube naissante. Cette vision réchauffa le cœur du prince. Il tourna ensuite son regard vers l’est et vit des colonnes de poussière monter de la terre dévastée par les hordes de la sorcière bleue. Elles étaient conduites par Florian l’apprenti sorcier, confident et favori de la magicienne. Descendant des marches du nord, une autre armée était commandée par la sorcière bleue en personne. Au centre, Nicolas le Fourbe était à la tête de troupes braillardes et indisciplinées auxquelles il avait du mal à s’imposer. Lorsque le soleil parut enfin, depuis le promontoire où il se tenait, le noble prince abaissa son bras droit pour donner le signal du départ. D’un seul mouvement, depuis l’Armorique fidèle, l’Occitanie enjouée, la Guyenne secrète, la Picardie tenace, l’Artois fière, la Champagne généreuse, la Bourgogne fertile, de toutes les provinces du royaume, les partisans du prince se mirent en marche d’un pas déterminé et régulier. Hommes, femmes, de tous âges et de toutes conditions, ils montaient à la bataille en chantant d’un même cœur un hymne à la Joie.

 Le combat dura tout le jour. Le premier choc eut lieu au centre où les troupes de Nicolas le Fourbe, à peine engagées, se débandèrent en criant à la trahison, leur chef s’étant enfui précipitamment pour se terrer dans son antre en attendant des jours meilleurs. De ce jour, il fut appelé Nicolas le Couard.

 Cependant les troupes de la sorcière bleue, après d’âpres combats, s’étaient emparés du mont Enyn qu’on appelait le beau mont d’Enyn. Ayant pris la rive orientale puis occidentale, ils entreprirent la construction d’un pont de fortune qui leur permit de faire traverser l’Yser à leurs armes de siège. Ils commencèrent alors à assiéger la ligne du Mage Yneau. Cette ligne était en réalité un mur circulaire long de dix lieues construit afin de protéger les champs et les fermes de la plaine de la Bosse ainsi que la cité des seigneurs du Gond-Nor réputée pour ses anciennes mines et le raffinement de ses étoffes. Les assiégeants détruisirent le mur, pourtant édifié par un adepte de magie noire, avant d'investir le Gond-Nor, brûlant fermes et champs qui s'élevaient sur leur passage. Cela fait, ils s'établirent devant les murs blancs de la cité des seigneurs du Gond-Nor que leurs armes de siège ne tardèrent pas à pilonner. Ne disposant d'aucune arme comparable, les défenseurs de la cité regroupés autour de Dame Martine, seule rescapée de la glorieuse armée des Mites Errantes ne pouvaient pas riposter. Courant de droite à gauche, les émissaires du prince Emmanuel, le sorcier GeaiRare le Gris devenu GeaiRare le blanc depuis son ralliement au jeune prince, venu de l’antique cité des Gaules, et le seigneur Bertram des Francs Hauts tentaient de rallier les combattants pour maintenir la résistance de la capitale du Gond-Nor.

 Malgré tout, les hommes du Gond-Nor tenaient bon. Cependant, les hordes de la sorcière bleue avaient reçu le renfort des troupes de Florian l’apprenti sorcier. Ce dernier, ayant réussi à franchir l’impénétrable forêt des Ardennes, put faire la jonction avec l’armée de la magicienne qui commençait à montrer des signes de faiblesse. Ce soutien inespéré galvanisa leurs troupes qui redoublèrent de brutalité et de cruauté dans le combat. Heureusement, le mage à l’œil de verre, devenu sénile depuis sa rupture avec sa fille prodigue, lançait des imprécations sur tous les combattants, ciblant aussi bien les assaillants que les assiégés. Néanmoins, la situation des défenseurs du Gond-Nor devenait critique et leur effondrement semblait imminent, quand soudain un cor retentit. C’était l’arrivée des troupes de François le Béarnais, fidèle allié du prince Emmanuel. Guidés par les Hommes des Bois de la forêt de Hulot, l’armée du seigneur du Juste Milieu parvint à franchir la porte d’Or par un accès non surveillé, prenant les forces des mages noirs à l’improviste en les attaquant par derrière.

 Cette percée marqua le tournant de la bataille. À dater de ce moment, plus jamais les cohortes de la sombre enchanteresse n'eurent l'initiative. Elles reculaient pied à pied, défendant chèrement chaque pouce de terrain conquis. Cependant, l’issue demeurait incertaine et la lutte semblait ne devoir jamais cesser. C'est alors que le prince Emmanuel lui-meme parut à la tête d'une immense armée marchant en ordre serré et d'un pas cadencé. Un vent de panique saisit les troupes de la sorcière bleue qui se mirent à refluer dans un désordre imprescriptible. Des clameurs de joie et d’espoir jaillirent des rangs des assiégés avec une telle intensité qu’elles firent vibrer les inébranlables murailles de la glorieuse cité du Gond-Nor. Une rumeur enfla et se propagea parmi tous les combattants, la sorcière bleue avait fui, désertant une fois encore le champ de bataille. On disait qu'elle était partie se terrer dans sa  forteresse, ayant abandonné ses troupes pour éviter d'être capturé. Seul Florian l’apprenti, continuait le combat, se battant avec l’énergie du désespoir et refusant toute reddition. Mais les hordes de la sorcière bleue étaient prises en tenaille entre les forces  du seigneur François le Béarnais et celles du prince bienveillant. Malgré une résistance acharnée, notamment de Florian le jeune sorcier qui se battait jusqu'à la mort, le Gond-Nor fut libéré au crépuscule. À la fin du jour, la victoire du prince Emmanuel était totale et éclatante. Magnanime, le Prince refusa de mettre à mort les soldats perdus de la sorcière, en particulier Florian l’apprenti, grièvement blessé mais toujours vivant. Entre les Francs, le sang devait cesser de couler.

 Le champ de bataille était jonché de corps et la terre gorgée de sang. Cette vision serra le cœur du prince. Tant de souffrances avaient été consenties pour obtenir la victoire, une victoire si chèrement acquise au prix de milliers et de milliers de vies broyées et mutilées. Devant ses troupes rassemblées en silence pour honorer leurs morts, le prince saisit la garde de l'épée du Suffrage Universel et sans effort la retira lentement de la roche sacrée où elle était profondément fichée depuis le renoncement de François le Batave. Tout le peuple s’agenouilla devant le signe sacré. Le prince Emmanuel, devenu le souverain des Francs, mit un genou à terre et proclama d'une voix forte : « Pour gagner, il faut renoncer à vaincre ! ».

  Une nouvelle ère commençait pour la nation franque. Serait-elle une période de luttes intestines, de passions tristes et de haines fratricides où annonçait-elle des temps de réconciliation, d’espoir et de renouveau ? Nul ne connaissait l’avenir, pas même les plus puissants mages, mais chacun, y compris le plus humble des sujets, pouvait y contribuer.

 À suivre…

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13 juillet 2017

Les A-Mortels

National_Guard_Armory_&_Arsenal_(San_Francisco)

 

Bien qu’il eût cessé de vieillir un siècle plus tôt, à l’âge de trente-six ans, Egon Krenz était effrayé par l’idée qu’il put un jour mourir. Non pas de mort naturelle, les a-mortels comme lui ne pouvaient tomber malades et leurs cellules se régénéraient à l’infini, sans excès ni prolifération anarchique. Non, ce qui l’angoissait par-dessus tout, c’était la peur de mourir accidentellement. La simple idée qu’il put succomber à un accident lui causait des sueurs froides. Que celui-ci fût banal ou non n’y changeait rien, cette pensée lui était insupportable. A la réflexion, un accident mortel ne pouvait jamais être banal. Bien au contraire, c’était un événement si rare chez les a-mortels qu’il était considéré comme une monstrueuse injustice, une de celles qui questionnaient sur la nature du bien et du mal. La banalité des accidents mortels était une de ces fables que se racontait l’humanité lorsqu’elle était encore mortelle.

— C’est pourquoi vous êtes le mieux qualifié pour cette mission.

Li Peng fixait du regard Egon Krenz, semblant le jauger. Assis, face au directeur adjoint de l’Office de protection des libertés publiques et individuelles, Egon Krenz ne laissait rien paraitre de son malaise devant ce regard insistant.

— Vous faites référence à mon apparence physique ? demanda-t-il en affichant un sourire éclatant.

— Pas seulement. C’est un tout mon cher Egon, vos qualités physiques ont contribué à notre choix, tout comme vos aptitudes, sans compter votre expérience bien sûr. Vous comprenez, il s’agit d’une mission très délicate. 

— Après tout, ce n’est qu’une banale mission d’infiltration.

— Une mission de ce genre n’est jamais anodine.

Egon Krenz faillit se mordre la lèvre pour avoir parlé trop vite.

— Laissez-moi vous rappeler les faits, poursuivit le directeur adjoint. Cela fait maintenant plusieurs mois que nous surveillons un groupe de ce qu’on pourrait appeler de doux dingues si des vies innocentes n’étaient en jeu. Ils prônent le retour à une existence dite naturelle sans traitement d’aucune sorte pour éviter les maladies, guérir les blessures ou interrompre le processus de vieillissement.

— Grand bien leur fasse ! Des fanatiques qui veulent nous faire revenir aux mauvais vieux temps de l'humanité souffrante et condamnée à mort. Mais pourquoi les surveiller ? Leurs idées sont barbares mais à ma connaissance ils n’enfreignent aucune loi. D’autant que le traitement assurant l’a-mortalité étant administré dès la naissance, ils n’ont aucune possibilité de s’y soustraire.

— C’est là où vous intervenez. Il semble que ce groupe planifie des naissances clandestines.

— C’est monstrueux ! Les bébés ainsi mis au monde seront complètement démunis et ils ne pourront jamais recevoir la vie éternelle. Au nom de quelle idéologie faire subir une telle souffrance à des êtres innocents ?

— Vous comprenez maintenant l’importance de cette mission. La surveillance exercée par l’Office a déjà permis d’identifier plusieurs suspects, reste à obtenir des preuves de leur conspiration. Et ce ne sera pas une mince affaire. Sous des dehors sympathiques, voire naïfs, ces gens-là sont des durs à cuire qu'il ne faut pas prendre à la légère. Et puis, comme tout citoyen, ils ont des droits, et je vous rappelle que l’Office a aussi pour but de défendre les libertés individuelles, déclara Li Peng dans un sourire entendu.

— Si vous acceptez cette mission, nous vous en indiquerons toutes les modalités, ajouta-t-il.

— J’accepte bien volontiers. J’ai hâte de mettre hors d’état de nuire ces criminels ! répondit Egon Krenz en serrant avec détermination la main du directeur adjoint.

Et dans ce geste il mettait déjà toute l’horreur que lui inspirait la révélation qui venait de lui être faite.

Dans sa communauté Egon Krenz était considéré comme un a-mortel équilibré et de bonne compagnie. Il était tolérant sans extravagance, cultivé sans ostentation et fidèle en amitié. Chacune de ses unions avait été menée à son terme après trente ans d’une vie conjugale harmonieuse. Comme tout a-mortel il abhorrait le risque, si infime soit-il, et d’abord le risque physique. Par crainte des accidents mortels, il ne pratiquait aucune activité sportive dangereuse, et était même incapable de visionner une fiction mettant en scène des morts violentes, y compris les vieux films policiers. En tout il était adepte de la mesure. Comme tout citoyen raisonnable il était partisan d’une politique très sévère à l’égard des criminels et particulièrement des meurtriers, ces véritables monstres pour lesquels aucune justification ne pouvait excuser le fait d’ôter une vie, même de manière involontaire. Toutes ces qualités faisaient d’Egon Krenz un agent chargé de la protection des libertés publiques et individuelles respecté de ses collègues et apprécié de ses supérieurs.

En contemplant son interlocutrice assise à ses côtés dans son appartement, il songea que si le métier d’agent avait ses servitudes, il procurait aussi quelques satisfactions. Mary Robinson était belle, de cette beauté grave et naturelle qui attire les regards. Elle était aussi intelligente, d’une intelligence réfléchie, comme le montrait le choix des mots, simples et justes, qu’elle utilisait pour exprimer sa pensée. Et ce qui la rendait encore plus fascinante aux yeux d’Egon Krenz c’était qu’elle avait effectivement les vingt-neuf ans qu’elle  paraissait.

— Vous n’avez jamais pris de leçon de piano ? questionna-t-elle en balayant la pièce du regard.

Egon Krenz nota qu’elle s’était imperceptiblement arrêtée sur les deux photographies presque dissimulées au milieu des livres dans son imposante bibliothèque.

— Figurez-vous que non. Et quand je m’en suis rendu compte j’ai aussitôt décidé d’acheter un piano et de m’y mettre. On n’a qu’une vie après tout, lui répondit-il avec un sourire enjôleur.

Et il était sincère ! Après tout, le but de la vie n’était-il pas d’accumuler les expériences agréables ?

— Quand souhaitez-vous commencer Mr. Krenz ? demanda abruptement Mary Robinson.

Il songea qu’il allait falloir jouer finement, ce qui n’était pas pour lui déplaire.

— A votre convenance Miss Robinson. J’ai décidé de me consacrer pleinement à cette activité et je suis donc complètement disponible.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas commencer immédiatement ? 

Egon Krenz ne put s’empêcher de marquer un instant de surprise mais il se reprit aussitôt.

— C’est une excellente idée, répondit-t-il précipitamment.

La leçon fut telle qu’il l’avait espérée en voyant Mary Robinson. Elle montrait une patience et une douceur qui auraient fait fondre les prévenances de l’élève le moins doué. A la fin de la séance il fut agréablement surpris de constater les progrès qu’il avait déjà accomplis. Le plaisir que lui avait procuré ce premier cours l’inquiéta, il ne fallait pas qu’il oublie que son nouveau professeur de piano était une dangereuse criminelle. La leçon terminée, elle ne s’attarda pas. Après son départ, il examina attentivement les photographies qui avaient attiré son regard. En les voyant, elle n’avait rien laissé paraitre mais il était persuadé d’avoir atteint son but en les plaçant là.

Sur la première il posait devant un magnifique voilier en tenant par la main un jeune garçon. Tous les deux en tenue de marin, ils fixaient l’objectif avec un sourire complice. Tout dans cette scène suggérait le bonheur simple d’un père avec son fils. Il s’agissait bien sûr d’un montage. Egon Krenz n’avait pas d’enfant, il n’avait jamais voulu en avoir et aucune de ces compagnes n’en avait même jamais évoqué le désir. A quoi bon s’encombrer d’enfants qu’il fallait éduquer et dont la charge incombait éternellement ? Mais surtout au cours de sa longue vie, il avait été témoin de la souffrance insupportable causée par la perte d’un enfant. Très peu d’a-mortels étaient capables de vivre avec ce risque et Egon Krenz n’en faisait pas partie. 

La seconde photographie montrait simplement un élégant vieillard assis bien droit sur sa chaise, chemise blanche impeccable, manteau noir, chapeau en feutre à la main droite, gant blanc dans la main gauche, le front dégarni et la moustache blanche taillée, qui fixait droit l’objectif de l’appareil photo face à lui. Egon Krenz avait du mal à contempler ce portrait. La vue de toutes ces rides, de ce visage fripé, de ce corps usé, le mettait profondément mal à l’aise. Les personnes âgées avaient complètement disparu et il était du plus mauvais goût de conserver de tels portraits chez soi. Sauf pour les adeptes du retour à la vie naturelle qui professaient tout à la fois l’amour des enfants et une prétendue vertu de la vieillesse. L’inquiétude d’Egon Krenz se raviva lorsqu’il s’aperçut qu’il était impatient d’avoir sa seconde leçon de piano.

 Très rapidement, une sorte de rituel s’établit entre Egon Krenz et Mary Robinson. Au début de chaque séance, il lui proposait une boisson qu’elle refusait systématiquement. La leçon pouvait ensuite démarrer. À la fin du cours, Mary Robinson s’éclipsait aussitôt, esquivant les tentatives d’Egon Krenz d’établir un contact plus étroit. Il désespérait de parvenir à entamer la réserve de sa professeure de piano mais il appréciait de plus en plus sa présence et il prenait un réel plaisir à ses leçons. Peu à peu, au fil des séances, il prit le parti de mettre de côté sa mission et de jouir simplement de ces moments de détente en sa compagnie. Etait-ce la bonne stratégie ou simplement le temps qui faisait son œuvre ? Egon Krenz perçut un changement dans l’attitude de Mary Robinson. Elle semblait plus détendue, moins distante, elle souriait plus fréquemment. Chacun de ces sourires ravissait Egon Krenz.

Un après-midi, alors qu’ils entamaient une phase particulièrement délicate de son apprentissage, il se surprit à évoquer son premier voyage de noces. Ç’avait été un voyage mouvementé avec des péripéties plus ou moins agréables. Il arrêta de jouer du piano pour raconter une anecdote particulièrement drôle, enfin qui l’était avec le recul. Elle l’écoutait en tentant de garder son sérieux mais elle ne pouvait s’empêcher de laisser échapper un joli rire cristallin aux moments les plus drôles. Au fur et à mesure qu’il avançait dans son récit, elle le regardait en souriant. Il se prenait totalement au jeu, heureux comme un enfant qui s’amuse sans arrière-pensée.
— Et vous connaissez l’adage, lui dit-il en forme de conclusion, tout s'achète pour le plus grand bonheur de chacun.
Soudain, il sentit son attitude changer.
— Si tout s'achète, c'est donc que tout est à vendre. Vous le croyez vraiment ? répondit Mary Robinson en le fixant d’un air grave et doux.
Egon Krenz, qui était matérialiste, comme tout A-mortel doué de raison, ne croyait pas qu'il eût une âme et pourtant, à cet instant, il sentit son âme chavirer en plongeant son regard dans celui de Mary Robinson.
— Non, bien sûr que non, bafouilla-t-il et la leçon reprit.
Egon Krenz comprit qu’il était tombé amoureux de Mary Robinson et c’était une sensation étrange. Le plus étrange était qu’il lui avait fallu attendre cent trente-six ans pour ressentir cette sensation.
À dater de ce jour, l’attitude de Mary Robinson changea complètement. Elle commença par rester un peu plus longtemps après leurs séances puis à partager une tasse de thé avant de démarrer la leçon. Ils parlaient de plus en plus, débattant des sujets vraiment importants : toutes les compositions de Mozart étaient-elles des chefs-d’œuvre ? Beethoven était-il injustement traité ? Schubert n’aurait-il pas été le plus grand s’il avait vécu plus longtemps ? Surtout, elle commençait à se livrer. Par petites touches, elle laissait échapper la répugnance que lui inspirait la société dans laquelle elle vivait. Parfois, effrayé par la radicalité qu’il percevait dans ses propos, il tentait de faire valoir tous les bienfaits qu’avait apportés l’A-mortalité. Un jour qu’il énumérait les calamités qui ravageaient l’humanité lorsqu’elle était mortelle, elle lui dit doucement, presque sur le ton de la confidence :
— En ayant obtenu l’A-mortalité, l'humanité a conclu un pacte faustien, elle a gagné la vie éternelle mais elle a perdu son âme.
— C’est une belle formule mais que signifie-elle réellement ?
— Malheureusement ça n’est pas qu’une formule. Savez-vous quel est le secret le mieux gardé de notre civilisation qui se préoccupe tant du bien-être de ses citoyens ?
— Je ne connais pas ce secret mais je vous promets de ne pas le divulguer si vous le partagez avec moi, plaisanta-t-il.
— Oh, c’est un secret que chacun pourrait connaitre s’il voulait simplement ouvrir les yeux. Voici la vérité toute simple Mr. Krenz : l’humanité est en voie d’extinction.
— Je vous en prie, appelez-moi Egon. Comme vous y allez, il semble pourtant que l’humanité ne se soit jamais aussi bien portée. Plus de maladie, plus de corps blessé ou amoindri, plus de souffrance physique, plus de vieillesse, et surtout, nous avons vaincu la mort elle-même.
Il se reprit.
— Ou du moins la mort naturelle.
— Plus d’enfant non plus, dit-elle en secouant la tête. Savez-vous encore, Egon, elle fit une pause et malgré la tension qu’il ressentait, il fut bouleversé de l’entendre prononcer son prénom.
— Savez-vous que depuis plusieurs années le gouvernement ne publie plus les statistiques des naissances, sans doute pour ne pas alarmer la population. Vous avez des enfants Egon ?
— Oui, j’ai un fils.
Il se prenait en horreur de lui mentir ainsi.
— Dans ce cas, vous êtes quelqu’un d’exceptionnel, Egon. Regardez autour de vous, les enfants sont presque aussi rares que les personnes âgées. Car la vérité est là, si nous ne mourrons plus de mort naturelle, nous ne faisons plus d’enfant. Plus d’invention non plus, plus d’innovation dans aucun domaine, l’art n’est qu’imitation servile du passé, la science est moribonde et notre technologie sclérosée.
Elle poursuivit en baissant la voix, comme si elle craignait ce qu’elle énonçait.
— Plus aucun élan créateur Egon, en refusant la confrontation avec la mort, l’humanité a perdu ses raisons de vivre.
Soudain, elle revint à son ton habituel.
— Êtes-vous heureux Egon ?
— Eh bien, je m’efforce de l’être en tout cas.
— Prenez-vous de la Dopabonemine pour réguler votre humeur et éviter de sombrer dans la mélancolie ?
— Comme tout le monde, mais je me contente de la dose minimale. De toute façon elle est donnée systématiquement, dès le premier âge, et ensuite on ne peut plus s’en passer, répondit-il comme pour se justifier.
— Voilà ce qu’est devenue l’humanité, Egon. La recherche du plaisir plutôt que la quête de sens, la peur du risque plutôt que l’audace d’affronter le monde, le bonheur chimique plutôt que la joie de vivre.
Elle le regarda avec un sourire triste.
— Je crois que la leçon est terminée pour aujourd’hui.
Le silence se fit et elle se leva pour partir. Au moment de son départ, leur poignée de main fut si appuyée qu’elle parut à Egon Krenz une douce étreinte. Cette nuit-là, Egon Krenz ne parvint pas à trouver le sommeil, repensant à toutes ces vérités qu’il avait refusé de voir jusqu’à présent. Cette fois, il était bien éveillé.
Ils évitèrent soigneusement d'aborder à nouveau le sujet de l’A-mortalité, ce qui ne les empêchait pas de bavarder de plus en plus fréquemment. Leurs séances étaient l’occasion de conversations gaies et passionnantes, ponctuées des rires charmants de May Robinson. Mais quand elle le quittait, Egon Krenz était pris de vertige devant son dilemme. Il ne pouvait douter maintenant de son implication dans le complot mais il était incapable d’en référer à l’Office et encore moins de se dévoiler auprès d’elle. Par-dessus-tout, il redoutait de la perdre.
Un soir alors qu’il rentrait à son domicile, il eut la surprise de découvrir Li Peng devant sa porte. Egon Krenz ne laissa rien paraitre de son étonnement.
— Bonsoir Monsieur. J’espère que vous n’attendez pas depuis trop longtemps. Entrez donc, le salua cordialement Egon Krenz.
— Je viens seulement d’arriver. Et puis, il fait si bon ce soir. Je vous remercie pour votre invitation mais je préférerais marcher si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Vous avez raison. Profitons de la douceur de cette soirée.
Accompagné du directeur adjoint, Egon Krenz rebroussa chemin. Ils marchaient lentement, sans échanger un mot. Au bout d’un moment, Li Peng rompit le silence.
— J’imagine que vous avez dû être surpris de me voir devant votre domicile.
— En effet, admit Egon Krenz.
Il n’aurait su dire si c’était l’effet de cette promenade inattendue ou la douceur de l’air nocturne qui l’apaisait mais paradoxalement il ne se sentait pas inquiet.
— Savez-vous que le directeur n’apprécie pas la teneur de vos rapports ? Je lui ai pourtant assuré que vous étiez toujours un de nos meilleurs agents mais rien n’y fait, il commence à douter de vos capacités.
— Qu’est-ce qui ne plait pas au directeur dans mes rapports ?
— Ce serait plutôt ce qui ne s’y trouve pas qui pose problème.
Li Peng s’arrêta et fixa Egon Krenz.
— Mon cher Egon, je peux vous appeler Egon ?
Il poursuivit sans attendre de réponse.
— Etes-vous toujours loyal Egon ? interrogea le directeur adjoint d’un ton sec.
Egon Krenz répondit posément.
— Je n’ai jamais cessé de l’être et je le suis aujourd’hui plus que jamais
— Tant mieux, tant mieux. Dans ce cas, je vais vous laisser. Encore merci pour cette petite balade et n’hésitez pas à venir me saluer lors de votre prochaine visite à l’Office, conclut Li Peng en reprenant son ton léger.
Ils se quittèrent sans même une poignée de main. En rentrant chez lui, Egon Krenz sut qu’il n’avait pas menti en répondant au directeur adjoint. La vraie question était, envers qui était-il loyal ?
Après cette inquiétante visite, Egon Krenz était résolu à tout avouer à Mary Robinson mais au moment fatidique, les mots ne parvenaient pas à sortir de sa bouche. Il voulait encore profiter de ces moments de pur bonheur avant que la vérité n’illumine d’une lumière crue ses mensonges. Mais il se savait maintenant épié.
C’est presque sans réfléchir qu’un après-midi il décida de se livrer avec une fièvre qui lui était jusqu’alors inconnue.
— Mary, j’ai quelque chose d’important à vous dire.
— Moi aussi, Egon, lui répondit-elle sur le même ton en lui saisissant la main.
Il en fut si interloqué qu’il se tut. Elle poursuivit d’un débit de plus en plus rapide.
— Egon, je fais partie d’un groupe qui se bat pour une vie naturelle, sans artifice d’aucune sorte, et surtout sans traitement destiné à prolonger indéfiniment la vie. Nous voulons redevenir ce que nous sommes, des humains, mortels, et heureux de l’être. Je ne peux plus vous cacher cette vérité. Je vous connais maintenant suffisamment pour savoir que vous partagez la plupart de mes idées.
Il voulut lui dire de se taire, qu’elle en avait trop dit déjà mais elle ne le laissa pas parler.
— Attendez, ne m’interrompez pas, Egon. Je m’en veux tellement de vous avoir dissimulé ma véritable nature. Vous ne pouvez pas savoir le soulagement que je ressens en cet instant. Laissez-moi parler.
Longtemps, Egon Krenz se demanda comment il avait pu la laisser continuer. Pourquoi ne l’avait-il pas bâillonnée de la main pour la faire taire ou ne l’avait-il pas saisi par la taille pour la pousser hors de chez lui ? La seule explication qu’il trouva fut qu’il était tétanisé par le flot de révélations qu’il reçut cet après-midi-là. À moins que ses propres mensonges ne lui soient restés en travers de la gorge et ne l’aient rendu muet.
Elle lui raconta tout, sa progressive prise de conscience des méfaits de l’A-mortalité, sa rencontre avec des personnes qui pensaient comme elle, la constitution d’un groupe prêt à lutter pour leurs idées et surtout elle lui révéla que des naissances clandestines avaient déjà eu lieu.
— Voilà, je ne veux plus jamais avoir de secret pour vous Egon, lui dit-elle en pressant tendrement sa main.
Egon Krenz réagit comme Mary Robinson attendait qu’il le fasse. Il la prit dans ses bras mais au fond de lui, il savait que le bonheur vécu avec elle était irrémédiablement perdu. Les agents de l’Office ne seraient pas long à débarquer, il s’étonnait même qu’ils ne soient pas déjà là. Il fut presque soulagé quand il entendit frapper à sa porte.
Pour lire la suite, rendez-vous sur : Les contes du réel: Recueil de nouvelles
29 mai 2017

(S)oyez

Soyez voyant dit le poète,

Soyez victorieux dit le général,

Soyez valeureux dit le capitaine,

Soyez vivant dit le soldat,

Soyez viril dit le macho,

Soyez vaginal dit le psychanalyste,

Soyez vrai dit le philosophe,

Soyez vous-même dit le sage,

Soyez vertueux dit le prêtre,

Soyez vicieux dit le licencieux,

Soyez qui vous voulez dit la chanson

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