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Les contes du réel
19 février 2017

Un certain sens du toucher

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Du plus loin que je me souvienne j’ai toujours aimé toucher. Le contact tactile est pour moi aussi vital que la respiration. Pour apprécier un objet, choisir un vêtement, trouver un ami, tomber amoureux, il me faut effleurer, caresser, palper, étreindre. Tout petit je passais des heures à faire glisser mes doigts sur mes jouets sans jamais les utiliser. Au jardin d’enfants je choisissais mes compagnons de jeu en fonction de la texture de leur peau ou du soyeux de leurs cheveux. Plus tard au lycée, ce besoin impérieux n’a pas été sans me causer quelques désagréments quand il s’est agi de séduire les filles. J’ai alors dû biaiser en adoptant des comportements mieux acceptés en société. Pour évaluer les qualités de la peau j’accentuais légèrement la pression que j’exerçai en serrant la main ou en faisant la bise. Inutile de vous dire qu’acheter par correspondance m’est impossible. J’ai besoin de sentir la consistance des objets, connaître l’état de leur surface, les caresser pour juger de leur valeur. Certains sont qualifiés de «  nez » tant leur odorat est fin, je crois sans prétention qu’on peut dire que je suis un «  doigt » ou plutôt des «  doigts » tellement mon sens tactile est développé. Comme toute faculté bien travaillée, ce talent s’est transformé en don. Peu à peu, j’ai appris à percevoir les fêlures invisibles à l’œil nu simplement en faisant glisser mes doigts sur la surface des objets ou des meubles, je sais quand et où les tissus craqueront en les frottant entre mes doigts et je peux juger du caractère d’une personne en effleurant n’importe quelle partie de son corps. Je vivais très bien ainsi et tout aurait été parfait si les choses étaient restées en l’état mais il est dans leur nature d’évoluer.

Le changement a débuté il y a deux semaines, au bureau. C’est en serrant la main de la responsable du contentieux que j’ai eu le premier flash. La vision d’un homme jeune, aux lunettes épaisses, mal rasé, aux cheveux sales, attifé d’une cravate à pois et d’une veste grise mal taillée a surgi dans mon esprit. Au même moment j’ai ressenti un sentiment de dédain hautain. J’ai été profondément troublé par cette image sans en comprendre immédiatement le sens. Soudain, j’ai reconnu la cravate et la veste. J’ai aussitôt compris que cet homme c’était moi. C’était ainsi qu’elle me voyait ! J’étais abasourdi. Simplement en pressant sa main j’avais lu dans son esprit, j’avais ressenti ce qu’elle éprouvait à mon égard. Ce jour-là, je suis resté dans mon bureau en évitant soigneusement tout contact.

Le lendemain, je me suis fait porter pâle. A midi, j’ai déjeuné au troquet du coin où j’ai mes habitudes. C’est en réglant l’addition que j’ai effleuré involontairement la main du serveur. J’ai alors entendu une voix parler à tue-tête dans mon cerveau :

— Ça faisait un bout de temps qu’on l’avait pas vu çui-là. Il a une tête encore plus bizarre que d’habitude .

J’ai immédiatement retiré ma main comme si la sienne était brûlante. Il m’a regardé d’un drôle d’air. Je suis parti sans laisser de pourboire.

En rentrant chez moi, j’étais bouleversé. Cette fois, j’avais entendu distinctement ses pensées. L’expérience avait été aussi déroutante que désagréable. Je contemplai mes mains. Elles étaient posées à plat sur la table en chêne du salon. En les observant je me sentais apaisé, tous mes muscles étaient complètement relâchés, j’avais l’impression que mes mains allaient se fondre dans la table. Sous mes doigts les veines du bois palpitaient, la sève circulait encore, le chêne n’était pas mort. Je restais ainsi à ressentir la vibration de la table, l’esprit aussi calme qu’une mer étale. Au bout d’un long moment, je levais les mains pour rompre le charme. Je décidais de porter des gants.

Les jours suivants je prétextais une maladie de peau pour ne toucher personne. Je n’osais utiliser cet étrange pouvoir tout en songeant à toutes les opportunités qui s’offraient à moi. Il me fallait renouveler l’expérience. Finalement, un matin j’ôtai mes gants pour serrer la main du directeur. Aussitôt, je fus submergé par un flot de pensées qui s'entrechoquaient dans mon esprit. Malgré la brièveté du contact, je vacillai sous le choc. C’était comme si un tourbillon emportant tout sur son passage avait soufflé dans mon cerveau. Dans ce maelström j'avais vu qu'il ne me restait que quelques semaines avant de recevoir ma lettre de licenciement. Le directeur me regardait d’un drôle d'air. Je tournai les talons.

J'ai immédiatement quitté l'entreprise. J’ai déambulé sans but si bien que je me suis retrouvé au Jardin des Plantes. A cette heure matinale, au milieu des plantes et des arbres j'étais seulement accompagné par le chant des oiseaux. Dès que je l’ai vu, j’ai su que je ne pourrai quitter le jardin sans le toucher. Il trônait sur une butte, seul au milieu du chemin. C’était un magnifique cèdre du Liban au tronc devenu rugueux avec l’âge, aux branches majestueuses. Je me suis approché de lui, j’ai ôté mes gants et j’ai posé mes mains à plat sur le tronc. Après la violence mentale que je venais de subir j’avais besoin de passer un baume sur mon esprit. J’ai immédiatement senti la puissance immuable du cèdre m’envahir. Elle était sans contrepartie ni menace. Mes mains percevaient la vie foisonnante que l’arbre abritait. Plus rien ne comptait, j’étais en paix avec moi-même, en harmonie avec l’univers. C’est à la tombée de la nuit qu’un gardien m’a sorti de ma contemplation pour me demander de quitter les lieux. Le parc fermait ses portes.

 Pour lire la suite, rendez-vous sur : Les contes du réel: Recueil de nouvelles

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