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Les contes du réel
23 juillet 2021

L'âge de raison

l_age_de_raison

Hier, c’était mon anniversaire. J’ai eu sept ans. L’âge de raison m’a dit papa. Je n’ai pas osé lui demander ce qu’il voulait dire. Comme il me regardait d’un air sévère, j’ai senti que c’était un âge important et qu’à l’avenir, je devrais me tenir à carreau. Maman avait préparé un gâteau au chocolat, recouvert de chantilly, avec des cerises à l’intérieur, le gâteau que je préfère. Elle portait une jolie robe bleue avec des fleurs jaunes, des pâquerettes je crois, les fleurs qu’on trouve au bord des chemins. Elle est belle ma maman et dans cette robe, elle ressemblait à une princesse. Elle avait décoré le salon avec des ballons de baudruche et des guirlandes. J’aurais aimé que Mathieu, Jérémie et Enora soient là mais Papa n’a pas voulu que je les invite. Enora, c’est ma chérie et un jour, on se mariera. Noé aurait souhaité venir, sûrement, mais je veux pas l’inviter parce qu’il embête Enora. Maman m’a souri en posant le gâteau sur la table. Il y avait sept bougies dessus qu’elle a allumées une à une, en me disant « Fais un vœu et ensuite souffle fort sur les bougies pour les éteindre toutes, alors ton vœu se réalisera, mais tu devras le garder pour toi ». Je n’ai pas réfléchi longtemps pour savoir ce que je voulais par-dessus tout. J’ai pris une grande inspiration et j’ai soufflé de toutes mes forces. Toutes les bougies se sont éteintes, sauf une, dont la flamme a vacillé. J’ai retenu mon souffle en priant pour qu’elle s’éteigne comme les autres. La flamme tremblait de plus en plus, elle était presque éteinte lorsqu’elle s’est brusquement rallumée. Je suis resté un moment à fixer la bougie qui brillait encore plus fort, comme pour me narguer. J’ai à peine entendu Papa derrière moi qui a dit « On dirait que c’est raté mon garçon ». Après ça, je n’avais plus de goût pour le gâteau, c’était sa faute si j’avais échoué. J’ai fermé fort les yeux en pensant à mon vœu « Je veux que Papa m’aime ». Je me suis demandé s’il pouvait se réaliser en partie puisque j’avais presque éteint toutes les bougies.

A l’heure du coucher, j’ai repensé à l’âge de raison. Je ne savais toujours pas en quoi ça consistait. Peut-être qu’à partir d’aujourd’hui, je n’aurais plus le droit de rire ? Papa répète toujours « Il faut prendre ses décisions conformément à la raison. On ne plaisante pas avec le principe de réalité ». J’aurais voulu interroger Maman mais lorsqu’elle est venue me border, Papa se tenait derrière elle et m’observait avec l’air fâché qui ne le quitte plus depuis un certain temps. J’ai quand même demandé à Maman si je pouvais laisser une lumière allumée mais Papa a dit « Tu as atteint l’âge de raison mon garçon, il est temps que tu te comportes en homme ». Lorsque Maman s’est penchée vers moi pour me donner un baiser, elle a chuchoté au creux de mon oreille « Ne deviens pas trop vite un homme mon chéri ». Elle s’est relevée et a dit à voix haute « Il est tard, je te ferai la lecture demain ». Elle est sortie et Papa a refermé la porte. Je suis resté tout seul dans la chambre obscure et j’ai pensé que l’âge de raison ne concernait que les hommes et que les filles avaient bien de la chance.

Je n’arrivais pas à dormir, je savais que le bonhomme sans pied ni tête était caché sous mon lit. Je l’entendais respirer en même temps que moi. Il venait me rendre visite de plus en plus souvent. Une nuit, c’est sûr, il sortirait de sa cachette. J’avais très peur, mais je me préparais à l'affronter. Sous mes couvertures, je serrais les poings, comme Huckleberry Finn lorsque son père lui donne des coups de trique dans l’histoire que me lisait Maman. Je me suis aperçu que je respirais très fort. J’ai pensé que si j’arrêtais de respirer, le monstre ne saurait pas que j’étais là. Je me suis mis à respirer de moins en moins fort et puis, c’est arrivé je ne sais pas comment, le bonhomme sans pied ni tête a disparu et je me suis endormi.  

Lorsque Maman m’a réveillé, j’ai tout de suite su que cette journée ne serait pas une bonne journée. Maman m’a pressé en me disant « Dépêche-toi Nathan, tu vas encore être en retard à l’école et tu sais que Papa n’aime pas ça ». J’aurais aimé poursuivre mon rêve de la nuit avec Enora, Jérémie et Mathieu. On était invités à une fête incroyable où il y avait de véritables magiciens qui faisaient apparaitre des animaux extraordinaires mais gentils, comme dans le livre que m’a offert mon oncle Serge, et des jongleurs qui dansaient avec d’énormes ballons sur un fil tendu au-dessus d’un précipice. On se promenait parmi des fontaines d’où coulait du Coca, on s’arrêtait pour se régaler de délicieux gâteaux au chocolat avec de la crème Chantilly, et sur notre passage, les arbres se penchaient pour qu’on puisse cueillir leurs fruits qui étaient des bonbons. Au bout d’un moment, je comprenais que c’était une surprise organisée pour mon anniversaire. Il y avait Maman aussi dans mon rêve mais c’était une fée.

En sortant du lit, j’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu qu’il pleuvait. Dans la salle de bains, j’ai fait ma toilette des jours de pluie, j’ai simplement passé un gant avec de l’eau sur mon visage. Quand Maman m’a demandé si j’avais bien frotté, surtout derrière les oreilles, j’ai répondu que j’avais frotté tellement fort que c’était devenu tout rouge. J’ai proposé de lui montrer le résultat mais elle m’a dit qu’elle me faisait confiance. De toute façon, je savais qu’elle n’avait pas le temps de vérifier.

Malgré le temps maussade, j’étais content d’aller à l’école. Les jours de pluie, Maman me conduisait en auto et j’aimais bien qu’on soit seulement elle et moi dans la voiture. Maman allumait la radio, alors je pouvais entendre des chansons que je ne comprenais pas mais qui me faisaient rêver. Ce matin-là, un chanteur avec un rayon de soleil dans la voix, chantait une jolie chanson qui parlait d’une petite fille oubliée, avec une jupe plissée et une queue de cheval qu’on attendait à la sortie du lycée. Ça m’a fait penser à Enora. Maman a fredonné le refrain. Elle a une belle voix ma Maman, c’est dommage qu’elle ne chante pas plus souvent mais Papa l’empêche de chanter, il dit qu’elle chante faux. Je ne comprends pas comment on peut chanter faux. Si on chante avec son cœur, alors on peut pas être faux et ma Maman, elle chante avec tout son cœur.

En arrivant à l’école, j’étais un peu gêné parce que Jérémie et Noé se sont mis à rigoler en voyant Maman m’embrasser. La cloche a sonné et nous sommes entrés en classe. Enora m’a souri, Mathieu qui était devant moi dans la file s’est retourné pour me dire quelque chose. Il avait l’air très excité mais Monsieur Barnaud, le maître, a crié « Mathieu, regarde devant toi » et Mathieu s’est retourné. J’aime bien Monsieur Barnaud. Il est petit, trapu et il porte toujours des lunettes teintées qui lui donnent l’air d’un aviateur. Ses cheveux, qui lui tombent presque sur les épaules, sont aussi noirs que les plumes d’un corbeau. Monsieur Barnaud est vieux, je crois qu’il a quarante ans, comme Papa, mais lui, il court vite. Parfois il crie, alors le monde s’arrête de tourner, mais c’est un maître génial. Lorsqu’il nous fait la leçon de géographie, il sort une vieille carte de France qu’il accroche au tableau et il nous parle des fleuves qui parcourent le pays. Je reste les yeux perdus devant la Loire, le fleuve le plus sauvage. J’imagine des explorateurs portant un chapeau et un fouet qui descendent la Loire à la recherche de cités perdues. Le mercredi matin, tout le monde joue au foot, les filles comme les garçons et même Monsieur Barnaud joue avec nous. Bien sûr, les filles sont moins adroites que les garçons, mais qu’est-ce qu’on s’amuse !

Je n’arrivais pas à me concentrer sur la leçon du jour parce que j’essayais de deviner ce qui excitait tant Mathieu. Peut-être avait-il reçu la boîte de Lego Harry Potter que son père lui avait promis ou bien un timbre rare envoyé par son oncle qui vivait en Asie. Mathieu recevait toujours de beaux cadeaux même s’il n’était pas un bon élève. Je n’étais pas jaloux mais j’aurais bien aimé être récompensé lorsque je rapportais une bonne note, alors moi aussi, j’aurais été couvert de cadeaux. Cependant, plus j’y réfléchissais, plus je me disais que Mathieu semblait trop excité, quelque chose de vraiment important était arrivé. Plusieurs fois, je me suis tourné vers lui, assis deux rangées derrière moi. J’essayais de lui demander ce qui s’était passé, il me répondait par de mystérieuses grimaces. Tout à coup, Monsieur Barnaud a crié « Nathan, tu attendras la récréation pour discuter avec Mathieu. Je te trouve bien dissipé depuis quelque temps ». Ça m’a fait l’effet d’une douche glaciale. J’ai regardé devant moi mais tout était brouillé. Cette fois, le monde s’était réellement arrêté et tout restait figé. Je trouvais injuste le reproche de Monsieur Barnaud. Je crois que c’était la première fois que je cherchais à bavarder pendant la classe. Ce qu’il m’a dit m’a effrayé aussi, est-ce que j’allais devenir un mauvais élève comme Mathieu qui se fichait éperdument de l’école ?

J’ai rongé mon frein jusqu’à la récréation. Je n’osais plus regarder Monsieur Barnaud et mon cerveau ne comprenait pas ce qu’il disait. Lorsque la cloche a sonné la récréation, je me suis précipité dans la cour vers Mathieu.

—    Qu’est-ce qui est arrivé ? 

Il était tout excité et il tenait à faire durer le plaisir.

—    Tu ne devineras jamais. Quelque chose d’extraordinaire s’est produit.

—    Dis-moi ce qui est arrivé, je n’ai pas le temps de jouer aux devinettes.

J’ai bien vu qu’il était déçu par ma réponse mais je m’en fichais, à cause de lui, je m’étais fait disputer par Monsieur Barnaud.

—    Si ça ne t’intéresse pas, je vais le dire à Jérémie ou à Noé. Je suis sûr qu’ils vont m’écouter les oreilles grandes ouvertes, a grogné Mathieu.

Il voulait jouer au plus malin mais comme dit mon oncle Serge, à malin, malin et demi. J’ai fait demi-tour en lui lançant :

—    Tu as raison, je suis sûr qu’ils seront très intéressés.

Mathieu a couru de ses petites jambes pour se dresser devant moi et il m’a dit d’un air fâché :

—    Attends, ne fais pas ta mauvaise tête. Ce n’est pas ma faute si Monsieur Barnaud t’a grondé.

Je n’ai pas relevé l’insinuation, j’ai croisé les bras et j’ai simplement répondu :

—    J’attends.

Mathieu dansait d’un pied sur l’autre. J’ai remarqué que ses cheveux roux étaient encore plus bouclés que d’habitude. Il a hésité puis il a lâché d’une traite.

—    Dimanche, mon père m’a offert une lunette astronomique ! Ensemble, on a observé les cratères sur la Lune. C’était incroyable ! J’ai même vu la mer où les astronautes se sont posés, la mer, heu… la mer de la Placidité, je crois.

—    La mer de la Tranquillité.

—    Oui, c’est ça. Tu te rends compte qu’il y a des mers sur la Lune. Ça veut dire qu’on pourrait y habiter !

—    Ça m’étonnerait et ce ne sont pas vraiment des mers.

—    Ah bon, et pourquoi on les appelle comme ça alors, Monsieur je sais tout ?

J’aurais voulu lui expliquer qu’avant les lunettes astronomiques, les tâches sombres qu’on voyait sur la Lune ressemblaient à des mers mais j’ai préféré répondre que je ne savais pas. J’ai ajouté avec un sourire sincère que c’était un merveilleux cadeau et qu’il avait de la chance.

Mathieu s’est radouci. Il a eu l’air gêné en me disant :

—    Tu pourras regarder dedans, toi qui connais le ciel. Tu m’apprendras les con, heu.. les configurations.

—    Les constellations. Ah oui, ça me ferait plaisir qu’on les découvre ensemble.

En discutant comme deux vieux amis, nous avons poursuivi notre chemin pour retrouver Jérémie et Enora. J’étais heureux pour Mathieu et je me réjouissais de regarder les étoiles avec lui. J’ai trouvé drôle qu’il reçoive ce cadeau précisément le jour de mon anniversaire. A cet instant, j’ai senti comme un pincement au cœur. Je me suis demandé si la jalousie, ça faisait mal.

La journée est passée étrangement. J’avais toujours la tête ailleurs, je pensais à la lunette astronomique, à la Lune, à mon anniversaire et à l’âge de raison. Toujours est-il que je n’arrivais pas à écouter Monsieur Barnaud. Même aux récréations ou à la cantine, je ne parvenais pas à m’intéresser à la conversation. En classe, j’ai bien vu que le maître me jetait des regards en coin mais je m’en fichais. Cette fois c’était sûr, j’étais en train de devenir un mauvais élève et ça ne me faisait même pas peur. Je  crois bien que je l’espérais, peut-être allais-je enfin recevoir des cadeaux, comme Mathieu ? Lorsque la cloche a sonné la fin de la journée, Monsieur Barnaud a dit « Nathan, ne quitte pas ta place s’il te plait ». Il a parlé d’une voix calme, sans crier, et ça m’a encore plus inquiété. Il savait que je n’avais pas écouté et ma punition allait être terrible. Peut-être serais-je renvoyé ? Maman serait très triste, elle pleurerait en écoutant Papa dire « Qu’allons-nous faire de ce bon à rien ? ». Assis sur ma chaise, j’ai entendu le bruit des cartables qu’on range, le crissement des chaises qui raclent le sol, le grondement des souliers qui frappent le parquet et par-dessus-tout le brouhaha des conversations, des cris et des rires des enfants quittant la classe. Ça faisait un vacarme de tous les diables et soudain, je suis resté seul avec Monsieur Barnaud. Il s’est approché de moi et m’a demandé :

—    Tout va bien,  Nathan ?

Il s’exprimait d’une voix si douce que j’ai eu envie de pleurer. J’aurais voulu lui répondre que j’étais triste et effrayé, que moi aussi j’aurais aimé recevoir un cadeau pour mon anniversaire, pas une lunette astronomique, juste un cadeau, n’importe quel cadeau. A la place, j’ai répondu d’une voix polie.

—    Oui Monsieur, tout va bien.

—    Tu es sûr ? Tu peux me parler tu sais.

—    Parler de quoi Monsieur ?

Il a eu l’air embêté puis il s’est renfrogné et a dit :

—    Ce n’est pas pour ça que je t’ai demandé de rester. J’ai une lettre à te donner.

J’ai alors remarqué qu’il tenait à la main une enveloppe. Il m’a tendu la lettre et m’a demandé de la remettre à mon père, sans l’ouvrir évidemment. Il a ajouté que c’était très important. J’ai examiné l’enveloppe. Elle était blanche, rectangulaire, sans aucun signe distinctif. J’ai vu qu’elle était cachetée et ne portait ni nom, ni adresse, c’était une enveloppe tout ce qu’il y avait de plus banal. Monsieur Barnaud n’a pas remarqué que ma main tremblait lorsque j’ai tendu le bras pour prendre la lettre. Elle était aussi légère qu’une plume et pourtant, en refermant mes doigts sur le courrier, j’ai senti un poids immense me tomber dessus.

Je suis rentré à la maison en me posant mille questions au sujet de la lettre. Je l’avais soigneusement rangé tout au fond de mon cartable, qui pesait maintenant une tonne. Quand Monsieur Barnaud l’avait-il écrite ? Il n’avait pas pu la rédiger aujourd’hui ou alors peut-être pendant la récréation ? Mais non, j’étais stupide ! Il avait eu tout le temps de le faire à l’heure du déjeuner. Pendant que je me régalais de nems aux légumes et de poisson, Monsieur Barnaud écrivait à Papa pour lui expliquer le vaurien que j’étais devenu. Cette fois, j’irais en pension ou pire en maison de redressement. Je ne verrais plus jamais les copains, Enora m’oublierait pour Jérémie, et Maman viendrait me rendre visite une fois par mois seulement, comme dans le livre où Émile qui passe son temps à dessiner, est envoyé par ses parents dans une pension pour enfants difficiles. L’endroit est lugubre, humide, avec des toiles d’araignées dans les dortoirs et les professeurs sont très sévères. Voilà ce qui m’attendait.

Lorsque je suis arrivé à la maison, Maman était dans le jardin. Elle m’a embrassé avant de me dire que j’avais l’air préoccupé. Elle m’a demandé s’il était arrivé quelque chose à l’école. J’ai pris mon air le plus innocent pour répondre que tout s’était passé comme d’habitude. Elle m’a dévisagé un instant, puis elle a soupiré « Comme tu voudras » et elle m’a fait un câlin. Au début, j’étais crispé mais peu à peu, dans les bras de Maman, je me suis laissé aller. Pour ne pas pleurer, j’essayais de penser à des choses agréables, comme mon anniversaire ou mon rêve de la nuit, mais mon esprit revenait sans cesse à la lunette astronomique et à la lettre cachée au fond de mon cartable. Maman a ouvert les bras, s’est reculé d’un pas et m’a regardé, alors je lui ai fait un grand sourire. Mes yeux brillaient mais je ne crois pas qu’elle ait vu les larmes qui y étaient cachées. Elle a passé sa main dans mes cheveux et m’a dit de rentrer à la maison. J’ai grimpé en trombe dans ma chambre, j’ai fermé la porte et j’ai sorti l’enveloppe du cartable. Je l’ai tourné et retourné à la recherche d’un signe quand j’ai eu une idée. J’ai allumé la lampe sur mon bureau, j’ai placé le courrier devant la lampe et j’ai essayé de lire la lettre à travers l’enveloppe mais je n’ai rien vu. Il fallait que je la cache soigneusement en attendant de décider ce que j’en ferai. J’ai cherché une cachette dans ma chambre. J’ai pensé dissimuler la lettre sous le matelas mais le bonhomme sans pied ni tête risquait de la voler. Finalement, je me suis dit que le mieux était de la laisser au fond de mon cartable.

Je suis resté dans ma chambre jusqu’à l’heure du diner. Lorsque Maman a appelé « Nathan, à table ! », j’ai senti une boule tomber dans mon ventre. Je me suis dirigé lentement vers la salle à manger. Papa était déjà attablé. Lorsque je me suis assis, il a rangé le journal qu’il lisait et s’est tourné vers moi.

—  As-tu bien travaillé à l’école Nathan ? 

C’est sûr, il savait ! Je me suis demandé comment il l’avait appris. Peut-être Monsieur Barnaud ou le directeur de l’école lui-même avaient-ils téléphoné à Papa ? Comme je suis resté un moment sans voix, Papa a froncé les sourcils « Eh bien, je crois t’avoir posé une question mon garçon ». Alors, je ne sais pas ce qui m’a pris.

—    On a étudié la Lune. C’est elle qui provoque les marées. J’ai reçu un bon point. Le maître nous a interrogé sur le site d’atterrissage des premiers astronautes et j’ai donné la bonne réponse. Et puis, Mathieu qui cherchait à bavarder avec moi s’est fait disputer par le maître. Monsieur Barnaud lui a demandé de rester après la classe. Je crois que Mathieu a reçu un avertissement.

—    J’ai toujours pensé que ce Mathieu était un garnement. Il ne faut plus le fréquenter. Ecoute-moi mon garçon, évite de frayer avec le menu fretin, marche droit et vise haut.

Lorsqu’il a eu terminé de me faire la leçon, Papa a pris une grande cuillérée de soupe et l’a avalée d’un trait. Je n’ai plus parlé pendant le repas. La boule qui était dans mon ventre m’a empêché de finir les plats. Ce soir-là, Papa ne m’a pas fait de remarque pour mon manque d’appétit. Dès que j’ai pu sortir de table, je me suis précipité dans ma chambre et cette fois, j’ai pleuré pour de bon. Maman est arrivé au moment où je séchais mes larmes. Sans sévérité, ni colère, elle m’a dit « Nathan, je veux savoir ce qui s’est passé ». J’ai répondu que je m’étais fâché avec Enora.

—    C’était donc ça. À quel propos vous êtes-vous disputés ?

Sa question m’a surpris et je suis resté bouche bée avant de réagir.

—    Heu…  je ne sais plus Maman.

—    Si tu ne t’en souviens pas, c’est que ça ne devait pas être très important. Demain, sois gentil avec elle et tu verras qu’elle aussi aura oubliée. Prépare-toi pour le coucher, je reviendrai te faire la lecture plus tard.

Une fois dans le lit, lorsque Maman a repris la suite des aventures de Huckleberry Finn, j’ai réussi à oublier le courrier de Monsieur Barnaud. Grâce à la voix pleine de couleurs de Maman, je me suis retrouvé avec Huck, Tom Sawyer et Jim. Parmi eux, je n’avais plus peur. A peine avais-je fermé les yeux que j’ai sombré dans un profond sommeil.

Au réveil, j’ai immédiatement pensé à la lettre mais cette fois, sans crainte aucune. J’étais confiant, je trouverai un moyen de me tirer de ce mauvais pas. L’important était de ne jamais remettre le courrier à Papa. Maman a remarqué mon changement d’humeur. Elle a plaisanté « On dirait que ce matin, tes soucis de couple sont derrière toi ». La journée s’est passée comme dans un rêve. Je ne pensais plus du tout à l’enveloppe, toujours cachée au fond de mon cartable. Je riais si fort aux blagues de Jérémie qu’Enora me regardait avec des yeux ronds comme des billes. Je répondais immédiatement à toutes les questions de Monsieur Barnaud, si bien qu’à la fin, il m’a prié de permettre à mes camarades de donner de bonnes réponses. La classe se terminait lorsqu’à nouveau, le maître m’a demandé de rester à ma place. Toute ma confiance s’est alors envolée. Une fois les élèves partis, Monsieur Barnaud s’est approché de moi.

— Ton papa a-t-il lu la lettre ?

—    Non Monsieur, il ne l’a pas lu.

—    Ah, et pourquoi ?

Je n’arrivais pas à trouver une réponse qui convienne, alors en désespoir de cause, j’ai murmuré.

—    Parce que je ne lui ai pas donné la lettre.

Derrière ses lunettes, les yeux de Monsieur Barnaud se sont mis à lancer des éclairs. Il a froncé les sourcils puis il a dit en détachant les mots « Peux-tu me dire pourquoi tu ne lui as pas donné cette lettre ? ». Je suis resté silencieux. Soudain, j’ai entendu une voix d’enfant répondre.

—    Parce que Papa est mort.

Mes joues étaient mouillées et sur mes lèvres j’ai senti un goût salé. Monsieur Barnaud est resté bouche ouverte puis il a bafouillé.

—    Je suis désolé Nathan. Je ne pouvais pas savoir. Ça explique ton changement d’attitude. Heu… c’est arrivé quand ?

Entre deux sanglots, j’ai répondu.

—    Cet été, pendant les grandes vacances. Il a eu une crise cardiaque.

Brusquement, je me suis senti orphelin et toutes les larmes que je retenais encore sont sorties. Monsieur Barnaud a dit de sa voix la plus douce.

—    Tu aurais dû me le dire plus tôt Nathan. Nous aurions pu t’aider.

Je pleurais à gros sanglots qui me secouaient tout entier. Monsieur Barnaud m’a pris dans ses bras. Au bout d’un moment, mes larmes se sont taries et j’ai cessé de pleurer. La voix de Monsieur Barnaud était toute changée lorsqu’il à dit « Sache que l’école est de tout cœur avec toi Nathan. ». Il est retourné à son bureau, a griffonné quelque chose sur une feuille et est revenu vers moi. Il m’a tendu le papier en me disant d’une voix redevenue normale « Voici mon numéro de portable. Tu peux m’appeler à tout moment si tu en ressens le besoin ».

—    Merci beaucoup Monsieur, c’est très gentil.

—    C’est le moins que je puisse faire Nathan. Tu es un garçon très courageux.

Je ne savais plus quoi dire. J’ai senti que Monsieur Barnaud était gêné lui aussi. Il a passé sa main dans mes cheveux.

—    Allez, file Nathan. Et n’oublie pas ce que je t’ai dit. À tout moment !

—    Merci encore Monsieur.

Je suis parti sans demander mon reste. J’étais à la fois épouvanté par tous mes mensonges et étonné d’être devenu si rapidement un orphelin. Comme Heidi qui, ayant perdu ses parents, part vivre chez son grand-père à la montagne, une nouvelle vie m’attendait.

J’ai pris tout mon temps pour rentrer à la maison. Dans mon dos, le cartable était beaucoup plus léger. Je flânais, le nez en l’air et l’œil attiré par les devantures des magasins. Dans la boulangerie de la rue Joseph Fourrier, celle entre le bureau de tabac et la pharmacie, j’ai remarqué qu’il y avait le même gâteau que dans mon rêve. Sur la place du marché, je me suis arrêté pour écouter deux vieillards qui discutaient bruyamment à propos du gouvernement. J’ai cru qu’ils se disputaient mais ils se sont quittés en se serrant la main avec un grand sourire. À cet instant, j’ai senti la caresse du soleil sur ma nuque. En levant les yeux, j’ai vu un ciel immense d’un bleu clair immaculé. J’étais bien. J’ai pensé à Maman, j’ai alors accéléré le pas, je ne voulais pas qu’elle s’inquiète. En arrivant à la maison, je suis monté directement dans ma chambre, sans la croiser.

Je suis descendu à l’heure du dîner. Maman m’attendait dans la salle à manger, elle m’a appris que Papa était parti précipitamment au chevet de Papy qui était mourant. J’étais stupéfait. Comment se faisait-il que Papa nous quitte au moment précis où j’annonçais son décès ? Était-ce mon mensonge qui, je ne sais comment, avait provoqué son départ ? Dans ce cas, d’une certaine manière, j’étais responsable de la maladie de Papy. A moins…, à moins que Maman ne me dissimule la vérité. Peut-être que Papa était vraiment parti pour de bon et qu’il ne reviendrait jamais ? Tout s’embrouillait dans ma tête. Maman a vu que j’étais sous le choc de la nouvelle. Elle s’est excusée.

— Je suis navré Nathan, je ne pensais pas que tu étais si attaché à Papy. Après tout, tu ne l’as rencontré que deux fois. J’avais oublié à quel point tu es sensible.

J’ai bafouillé.

—    Papa…, papa va mourir ?

Comme nous nous tenions debout, à quelques pas l’un de l’autre, j’ai pu voir ses yeux s’écarquiller lorsqu’elle m’a répondu.

—    Mais non, c’est Papy qui est malade ! Ton papa va très bien, n’aie pas peur.

—    Heu, pardon Maman, je voulais dire Papy.

—    Eh bien, ton grand-père n’est plus en très bonne santé. Les médecins nous ont prévenu que son état s’est brusquement aggravé. C’est pourquoi ton père est parti immédiatement. Tu comprends, même s’ils n’ont jamais été très proches, il était important pour ton père de voir Papy une dernière fois. Ainsi, il gardera toujours le souvenir de Papy dans son cœur.

—    Je…, je comprends. Comme pour conserver une image de Papy, la dernière image.

—    Oui, c’est ça.

Elle s’est approchée de moi, a relevé délicatement mon menton qui pointait vers le sol, a plongé son regard dans le mien et m’a demandé si je voulais dormir près d’elle pour cette nuit. J’ai répondu « oui » avec un sourire jusqu’aux oreilles. Sans doute pour me distraire de ce qu’elle croyait être un gros chagrin, Maman fut d’une humeur si joyeuse et si légère que nous passâmes la soirée à discuter, rire et chanter.

Les jours suivants, à l’école, j’étais à la fois gêné face aux tentatives maladroites de Monsieur Barnaud de se montrer prévenant à mon égard et secrètement ravi de l’attention qu’il me portait. Chaque fois que je donnais une réponse, le maître me félicitait avec un tel enthousiasme que j’ai fini par me taire pour éviter les questions embarrassantes mais il était déjà trop tard. A la récréation du vendredi matin, nous hésitions entre jouer au chat ou à cache-cache lorsque Jérémie m’a soudain demandé « Qu’est-ce qui se passe avec Monsieur Barnaud ? ». Il a dit ça calmement comme quelqu’un qui cherche à comprendre une situation inhabituelle. Me voyant hésiter, Enora et Mathieu ont arrêté de se chamailler et m’ont fixé du regard. Après un silence, j’ai répondu.

— Je ne sais pas, c’est à lui qu’il faut demander. Peut-être qu’il a enfin reconnu ma juste valeur.

J’ai souri en regardant Jérémie droit dans les yeux, il a soutenu un bref instant mon regard puis a hoché la tête comme s’il m’approuvait et notre petit groupe a repris sa discussion enflammée. Les choses se sont nettement corsées lorsqu’à la dernière récréation, le directeur en personne m’a emmené, au vu de tous, dans un coin de la cour. Là, il m’a témoigné du soutien sans faille de toute l’équipe pédagogique. Pendant son laïus, je suis resté silencieux, les yeux fixés sur mes chaussures. Sans doute pour me montrer sa sympathie, il m’a broyé l’épaule gauche. La cloche a sonné la reprise des cours et je suis retourné en classe. Lorsque je suis passé près d’elle, Enora m’a interrogé du regard. Je lui ai répondu en écartant les mains dans un geste d’incompréhension. Comme je n’arrivais pas à trouver de réponse satisfaisante aux questions qui m’attendaient, à la fin de la journée, j’ai pris tout mon temps pour ranger mes affaires puis je me suis éclipsé aux toilettes où je suis resté enfermé jusqu’à ce que je n’entende plus d’autre bruit que ma respiration oppressée dans le cabinet exigu. Je suis alors sorti prudemment en tendant l’oreille. Tout était silencieux. J’ai quitté l’école en rasant les murs.

Le lendemain, comme Papa n’était toujours pas rentré, Maman m’a demandé de l’accompagner au supermarché. Ça m’a embêté parce que j’étais en train de jouer au Mastermind contre l’ordinateur. Elle m’a promis que nous ne ferions pas de grosses courses. Nous déambulions dans l’allée des surgelés, Maman n’arrivait pas à se décider entre des pizzas végétariennes et des pizzas quatre fromages. Elle m’a demandé mon avis, j’allais répondre qu’il fallait choisir la pizza spicy burger lorsque j’ai vu fondre sur nous Monsieur Barnaud. Je suis resté paralysé. Il s’est approché de Maman, s’est arrêté à deux pas d’elle, il l’a salué en inclinant lentement la tête et il a déclaré « Veuillez croire, Madame, en ma profonde sympathie et à celle de toute l’école, dans l’épreuve que vous traversez ». Maman l’a regardé avec des yeux ronds et après un moment, elle a répondu « Je vous remercie Monsieur. Pardonnez-moi, mais qui êtes-vous ? ».

—    Je vous prie de m’excuser, je ne me suis pas présenté. Je suis Monsieur Barnaud, professeur des écoles. J’ai la chance d’avoir Nathan dans ma classe. C’est un garçon très courageux, j’ai déjà eu l’occasion de le lui dire.

Maman m’a jeté un regard étrange en affirmant que j’étais un enfant plein de ressources. J’aurais voulu me cacher dans la chambre froide du supermarché.

—    Je ne veux pas vous importuner davantage Madame. Je vous renouvelle nos sincères condoléances, ajouta Monsieur Barnaud qui tourna aussitôt les talons pour disparaitre dans le rayon des fruits et légumes.

Maman est restée interloquée puis elle m’a demandé si c’était moi qui avais déclaré à mon instituteur que Papy était malade.

—    Heu…, oui, je crois bien.

—    Mais pourquoi lui avoir annoncé qu’il était décédé ?

—    Il a du mal comprendre, j’ai dit qu’il était mourant. Ça lui arrive souvent d’interpréter les choses.

Maman a fait la moue. Nous avons repris la liste de courses comme si de rien n’était. Cette fois, j’étais cerné de toutes parts par mes mensonges.

La soirée fut morne. Maman n’a pas décroché un mot lors du diner. Comme elle semblait perdue dans ses pensées, je n’ai pas osé la déranger. Parfois, son regard glissait sur moi et j’avais alors la désagréable impression qu’elle me regardait sans me voir. Le repas touchait à sa fin lorsque son portable a sonné. Elle a répondu et au ton de sa voix, j’ai compris qu’elle parlait à Papa. Pendant presque toute la conversation, Maman a hoché la tête en émettant seulement des « hum, hum ». A un moment elle a dit « Je suis vraiment désolé. Comment vas-tu chéri ? » puis elle a écouté silencieusement. Après avoir raccroché elle m’a annoncé que Papa rentrait demain. D’une certaine manière, cette nouvelle m’a soulagé. Après le repas, je suis monté dans ma chambre, j’ai sorti la lettre du cartable, je me suis assis sur mon lit en la tenant fermement entre mes doigts. Quelle menace se cachait dans cette enveloppe ? Fallait-il vraiment que je mente à ceux que j’aime pour y échapper ? Il était temps de le découvrir. J’ai glissé un ongle sous le rabat de l’enveloppe pour l’ouvrir délicatement lorsque j’ai entendu frapper à la porte. J’ai à peine eu le temps de cacher la lettre sous mon oreiller que Maman est entrée. Elle a eu un léger mouvement d’humeur en me faisant remarquer que je n’étais pas encore prêt, puis s’est radoucie en me demandant de me dépêcher si je voulais qu’elle me fasse un peu de lecture. Ce soir-là, je n’ai plus osé toucher à la lettre et j’ai dormi avec l’enveloppe sous l’oreiller. Ma nuit fut agitée, remplie de rêves étranges dont je ne me souvenais plus au réveil.

Le lendemain c’était dimanche. Il ne s’était écoulé qu’une semaine depuis mon anniversaire, pourtant tant d’événements s’étaient produits. La première chose que j’ai faite en me levant a été de cacher la lettre au fond de mon cartable. Je l’ai fait sans même jeter un œil au courrier, j’aurais voulu le détruire mais je n’ai pas osé. J’avais faim, j’ai vu qu’il était tard. J’ai entendu un bruit de conversation qui venait du salon, j’ai reconnu la voix de Papa. J’ai tendu l’oreille, Maman a dit quelque chose que je n’ai pas compris et Papa a répondu « Tu as raison, je vais monter le voir ». Je me suis assis sur le lit, je tremblais de tous mes membres. Des pas lourds ont résonné dans l’escalier et quelques instants plus tard on frappait de petits coups à la porte. J’ai à peine reconnu la voix de Papa lorsqu’il a demandé d’un ton hésitant, presque timide « Puis-je entrer Nathan ? ». J’ai répondu tout bas mais suffisamment fort pour qu’il entende « Bien sûr Papa ». La poignée s’est abaissée lentement et la porte s’est ouverte laissant passer la silhouette massive de Papa. Il avait un petit sourire triste.

—    Ça va Nathan ?

—    Oui, ça va Papa.

Il se tenait devant la porte et me regardait avec intensité. J’ai vu qu’il hésitait à parler. Je l’ai senti désarmé, mal à l’aise, ça m’a fait de la peine alors je lui ai posé une question.

—    Et toi Papa, comment ça va ?

Il a eu l’air surpris. Il a réfléchi un instant puis il s’est assis à mes côtés.

—    Je suis triste. Papy est décédé.

Soudain, j’ai été submergé de honte, moi qui étais joyeux après avoir annoncé le décès de Papa. J’ai caché mon visage dans le creux de mon coude et je me suis mis à pleurer comme un enfant qui a perdu son père. Papa m’a serré entre ses bras en répétant « Ne pleure pas mon fils », nos deux visages étaient baignés de larmes. Ça m’a fait du bien de pleurer avec Papa. Lorsque j’ai cessé de pleurer, Papa m’a lancé d’un ton réjoui qu’il avait quelque chose pour moi. Il s’est levé d’un bond et a quitté ma chambre précipitamment. Il est revenu avec Maman. Il m’a tendu un paquet rectangulaire, enveloppé dans du papier cadeau et noué d’un ruban rouge, en me disant « Je suis navré pour le retard. Joyeux anniversaire Nathan ! ». Je l’ai pris dans mes mains et je l’ai retourné plusieurs fois, cherchant à deviner son contenu. Ça ressemblait à un livre.

—    Tu ne veux pas savoir ce que c’est ? Ouvre-le, a dit Maman en souriant.

J’ai défait soigneusement les papiers. C’était un livre, en effet, ou plutôt un album de bande dessinée. Sur la couverture, trois hommes et un petit chien blanc qui avait l’air inquiet, roulaient dans une jeep vers une magnifique fusée posée sur trois pieds et décorée d’un damier rouge et blanc.

—    Je ne crois pas que tu aies cet album de Tintin, m’a dit Papa.

—    Non, je n’ai jamais lu « Objectif Lune ».

Je commençais à feuilleter les pages lorsque Maman est intervenue à nouveau.

—    Tu n’as pas oublié quelque chose Nathan ?

—    Laisse donc, j’ai une semaine de retard, a plaisanté Papa.

Mon cœur battait si fort dans ma poitrine que j’ai cru qu’il allait s’envoler. Les mots sont sortis tout seul.

—    Je t’aime Papa.

Sa réponse a fusé.

—    Moi aussi Nathan je t’aime.

Des larmes coulaient sur les joues de Maman.

—    Je ne sais pas vous, mais moi j’ai une faim de loup. Et si nous sortions prendre un brunch ? a demandé Papa en enlaçant Maman.

—    Je suis partante, et toi Nathan, qu’en dis-tu ?

J’ai opiné du chef avec un large sourire.

—    Dans ce cas, dépêche-toi de te préparer, a souri Maman en essuyant ses larmes.

Nous sommes allés dans un hôtel du centre-ville. C’était un véritable palais. La façade de marbre blanc était ornée de colonnes et de statues, comme dans un temple grec. Sur le fronton, une inscription indiquait « Palais de justice ». Ça m’a étonné, j’ai interrogé Maman à ce sujet mais c’est Papa qui a répondu. Il m’a expliqué que cet hôtel était installé dans les anciens locaux du Palais de Justice. Dans le hall, la moquette était si épaisse que j’avais l’impression d’être un invité de marque à qui on déroulait le tapis rouge. Le personnel de l’hôtel nous souriait comme s’il était heureux de nous revoir après une longue absence. Je me rengorgeais en marchant aux côtés de Papa et Maman. La salle du restaurant était immense. Papa m’a précisé que c’était l’ancienne salle d’audience du tribunal. J’ai cherché l’estrade où siégeaient les juges mais il n’y avait plus que des fauteuils confortables, des banquettes moelleuses, des tables superbement dressées et des vitrines remplies d’alléchantes victuailles. Le restaurant était à moitié plein. Nous avons pris place et ce fut une matinée parfaite. J’aurais voulu rester à jamais dans le restaurant. Je me suis régalé de viennoiseries et de pancakes, j’ai repris plusieurs fois du chocolat chaud et du jus d’orange, j’ai goûté à presque tous les fruits, j’ai dévoré les œufs brouillés et le fromage blanc arrosé de coulis de fraise était un pur régal. Maman me regardait en souriant, Papa semblait détendu, il a dit qu’on devrait sortir plus souvent en famille. J’en étais à mon troisième verre de jus d’orange lorsqu’il s’est mis à raconter un souvenir d’enfance. Je l’écoutais, fasciné, c’était la première fois qu’il parlait de sa jeunesse. L’été qui avait précédé son entrée au collège, il s’était fait enlever une verrue plantaire et pendant la cicatrisation il devait porter des chaussons, ce qui l’avait empêché de partir en vacances. A la rentrée des classes, il s’était retrouvé, toujours vêtu des fameuses charentaises, au milieu des collégiens massés devant la grille. Une bousculade avait projeté Papa contre un autre garçon. Ce dernier était d’humeur belliqueuse et ne voulait rien entendre aux explications de Papa qui tentait de lui faire comprendre qu’il n’avait pas cherché à lui tomber dessus. Le ton avait monté et ils en étaient venus aux mains. Les deux garçons s’étaient battus devant la grille d’entrée, entourés par les autres enfants qui les encourageaient. Plus tard, les deux adversaires étaient devenus les meilleurs amis du monde. Papa riait aux éclats en racontant son entrée mouvementée au collège. Soudain, il était d’Artagnan, faisant fi des conventions et toujours prêt à se battre pour défendre son honneur. J’étais en admiration devant lui.

Le soir venu, je me préparais au coucher lorsque Maman est entrée dans ma chambre. Elle avait l’air grave. J’ai tout de suite su ce qui allait suivre. Elle m’a interrogé d’une voix calme.

—    Qu’as-tu dit à ton instituteur ? Je veux la vérité Nathan.

Sa question m’a soulagée, j’en avais assez de tous ces mensonges. J’ai tout raconté à l’exception de la lettre. J’étais incapable d’en parler, ma vie en eût-elle dépendu.

—    Mais pourquoi as-tu été dire que ton père était décédé ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Je ne te reconnais plus Nathan, tu n’es plus mon petit garçon innocent.

—    J’ai eu peur Maman. Monsieur Barnaud voulait voir Papa et j’ai cru que c’était à cause de mon comportement.

Je me suis juré qu’après ce dernier mensonge, plus jamais je ne mentirai à Maman.

—    Demain, j’irai te chercher à la sortie de la classe et tu devras dire la vérité à ton instituteur, a déclaré Maman d’une voix où perçait sa colère.

—    Oui Maman. Est-ce que…, est-ce que tu vas le dire à Papa ?

—    Il vaut mieux que ça reste entre nous.

Elle s’est radoucie.

—Je te promets que tu n’auras plus à craindre ton père. Promets-moi à ton tour que tu vas cesser de mentir.

— Je te le promets Maman. Je ne te mentirai plus jamais.

Bizarrement, cette nuit-là, j’ai bien dormi. J’ai rêvé que Mathieu, Jérémie et moi nous étions des mousquetaires. Papa nous rejoignait pour devenir le quatrième mousquetaire mais c’était un enfant comme nous. Dans mon rêve, je me battais en duel contre le directeur de l’école qui était un garde du cardinal de Richelieu.

Juste avant mon départ pour l’école, Maman m’a dit qu’elle viendrait me chercher ce soir. Elle me fixait d’un air sérieux comme pour me rappeler ce qui m’attendait. La journée s’est étirée, interminable et pénible. J’avais hâte que tout s’achève et en même temps je craignais la réaction de Monsieur Barnaud. Par-dessus-tout, je priais pour qu’il ne mentionne pas la lettre. Enfin, la cloche a sonné la fin de la journée. J’ai rangé mes affaires puis je suis resté à ma place. Lorsque tous les enfants ont quitté la classe, j’ai vu entrer Maman. Elle était joliment apprêtée dans la robe bleue avec un motif de pâquerettes qui la faisait paraître plus jeune. On aurait pu croire que c’était ma grande sœur qui venait me chercher. Monsieur Barnaud a eu l’air surpris, il s’est approché de nous.

— Bonjour Madame Grégoire. Je ne vous attendais pas mais je suis ravi de vous voir.

— Je suis désolé de m’imposer ainsi. Nathan et moi souhaitions vous entretenir d’une question délicate.

— J’imagine de quoi il s’agit, a dit Monsieur Barnaud en hochant la tête et en plissant les lèvres. Je vous écoute Madame.

— En fait, c’est Nathan qui a quelque chose à vous dire.

A nouveau, la surprise s’est lue sur le visage de Monsieur Barnaud. Je me suis levé et je me suis lancé, j’avais eu tout mon temps pour préparer mon discours.

 — Je vous demande pardon Monsieur parce que je vous ai menti. Mon papa est bien vivant. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je suis profondément navré.

Monsieur Barnaud a marqué le coup, il est resté bouche ouverte, les yeux écarquillés, comme sonné par cette révélation. Au bout d’un moment, il a bégayé.

— Mais..., mais…, mais pourquoi Nathan ?

— Je ne sais pas, j’ai honte de moi Monsieur.

J’ai senti mes joues devenir toutes rouges, j’ai baissé la tête, mes yeux étaient secs, j’avais tant pleuré que je n’avais plus de larmes à verser.

— Comment…, comment as-tu pu proférer un tel mensonge ? m’a demandé Monsieur Barnaud qui cherchait désespérément des réponses.

Au ton de sa voix, j’ai compris qu’il était partagé entre la colère et la compassion.

— Il a eu peur de son père. Je vous supplie de l’excuser, il a vécu des moments difficiles à la maison, a imploré Maman.

— Monsieur, je vous jure que je ne vous mentirai plus jamais, ai-je affirmé en regardant Monsieur Barnaud droit dans les yeux.

Il a soutenu mon regard, puis a hoché la tête comme s’il semblait convaincu de ma sincérité.

— Pour un tel mensonge, tu mérites une punition Nathan. Je vais y réfléchir et je te ferai part de ma décision.

— Je comprends Monsieur, j’y suis prêt.

J’ai baissé la tête à nouveau.

— Merci Monsieur pour votre compréhension, vous êtes un homme bon, a déclaré Maman les larmes aux yeux.

Monsieur Barnaud a eu un petit sourire triste puis nous a tourné le dos après nous avoir souhaité une bonne soirée. Maman et moi sommes rentrés sans échanger un mot.

****

Ce matin, j’ai décidé de passer par le pont Victor Schoelcher pour aller à l’école. C’est un détour mais le panorama en vaut la peine. En plus, il y a souvent une petite brise qui souffle sur le pont, c’est d’ailleurs le cas ce matin. En arrivant au milieu du pont, je me suis arrêté et j’ai posé mon cartable au sol. J’ai fouillé à l’intérieur et j’ai sorti la lettre. Je l’ai délicatement ouverte et je l’ai lue.

De la part de Monsieur Eric Barnaud, professeur des écoles

Ecole Jacques Prévert

A l’attention de Monsieur et Madame Grégoire

Cher Monsieur, chère Madame,

Cela fait maintenant plus de dix-sept ans que j’enseigne et jamais je n’ai rencontré un enfant aussi intelligent que Nathan. Je crois d’ailleurs qu’il n’y a jamais eu dans notre école un enfant aussi précoce que lui. Cette intelligence et cette précocité ne le mettent pas à l’écart des autres enfants, bien au contraire, Nathan est parfaitement intégré dans la classe et il sait toujours se mettre au niveau de ses camarades. Votre fils est un garçon charmant, plein de vitalité, qui semble parfaitement épanoui. C’est un véritable bonheur de faire la classe à un enfant tel que Nathan, avide de savoir et qui comprend tout immédiatement. Néanmoins, je pense que sa place n’est pas dans notre école, dans laquelle il risque de s’ennuyer très rapidement. Il a largement le niveau pour intégrer un établissement pour des enfants à haut potentiel intellectuel, où des enseignants bien plus qualifiés que moi lui apporteront ce dont il a besoin.

Je vous recommande vivement cette option et je me tiens à votre disposition pour en discuter.

Je me permets de vous exprimer ma gratitude pour cette rencontre avec un enfant aussi exceptionnel et vous prie de croire en mes sentiments les plus sincères.

Eric Barnaud

 

J’ai vérifié que j’étais seul sur le pont puis j’ai méticuleusement déchiré la lettre en mille morceaux que j’ai lancé dans le vent. J’ai regardé les bouts de papier tourbillonner dans l’air, ça faisait un merveilleux spectacle. Ils ont disparu, emportés par la brise. Le soleil de juin était déjà chaud à cette heure matinale. Bientôt, il laisserait la place au soleil de juillet encore plus resplendissant. J’ai hâté le pas pour retrouver Jérémie, Mathieu et Enora.

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